Trois enfants racontent
À eux seuls, trois enfants accueillis par notre camelot-rédacteur, Yves Manseau, ont fréquenté 28 familles d’accueil. Aujourd’hui adultes, ils parlent de leur expérience avec le recul du temps.
Beaucoup de gens, qui m’ont connu itinérant dans les rues de Saint-Jérôme, sont surpris lorsqu’ils apprennent que je fus un père monoparental d’une famille d’accueil de neuf garçons et de trois enfants biologiques. Ça fait tiquer. À L’Itinéraire, on a trouvé naturel de m’inviter à écrire une chronique pour ce dossier consacré à la Direction de la protection de la jeunesse. J’ai accepté à reculons, lorsque j’ai réalisé que je ne pouvais cacher que j’ai été aussi itinérant et placé en famille d’accueil durant mon enfance. Tique que tique.
Ça commence vers huit ans, je suis victime d’abus sexuels : un fait pas mal ordinaire pour l’époque. Je quitte le séminaire à 14 ans et fugue alors de chez mes parents. Je vais passer trois semaines seul dans les bois. Puis, je marche pendant plusieurs semaines le long de la rivière Saint-François, je visite les Cantons-de-l’Est, je dors à l’orée des routes. Je me nourris de petits fruits et produits des jardins; parfois des gens m’invitent à manger. À ce jour, la marche est mon activité préférée.
De retour à Drummondville, ma ville natale, j’y erre, fais de petit travaux, reste à l’occasion chez des copains ou m’installe à la bonne franquette dans des recoins discrets de la ville. Je passe inaperçu. Vivre ouvertement dans la rue, ça n’existait pas à l’époque. Les « robineux » vivaient dans des cabanes de fortune bien cachées dans les bois. Ni boisson, ni drogue pour moi. Je m’enivrais de contemplation. Aujourd’hui, celle-ci est encore ma substance de choix.
Puis, je vais faire une saison de tabac à Delhi, en Ontario, avec un groupe de Métis de Drummond qui y allaient depuis des années. J’étais le plus jeune. Au retour, je reviens à la maison familiale. Nous sommes neuf, incluant mon père et ma mère. Ça ne marche pas avec mon père, un ancien trappiste, marié sur le tard et devenu ouvrier d’usine. Je quitte encore la maison un lendemain de Noël. Ma mère en pleure, me donne 15 $ en catimini et me fait ce cadeau empoisonné : « Yves, je sais que tu vas réussir car tu es mon plus intelligent. »
Sur le pouce
Je pars alors sur le pouce pour Vancouver. Je passe quelque temps chez une famille autochtone, dans la région de Kenora en Ontario. Je me rends jusqu’à Winnipeg où la police m’interpelle. Comme je suis mineur, on doit me renvoyer chez mes parents si je n’ai pas une destination. Je leur parle de ma tante religieuse à Flin Flon, au nord du Manitoba, que je vais visiter. Or, surprise, la GRC m’offre de m’amener là-bas. Ça prend deux jours; on me transfère de véhicule en véhicule à chaque poste de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) sur le chemin. Je passe une nuit dans une cellule, matelas, porte débarrée, bon souper et les policiers sont très affables. Je me prélasse trois semaines hébergé chez ma tante et une douzaine d’autres religieuses québécoises. Elles avaient toutes le mal du pays. Ma tante me ramène à la maison.
Là ça se corse. Quelques mois après mon retour, je suis arrêté par la police. Je faisais partie d’un gang de jeunes, qui volaient de la nourriture, des toiles et des couvertures dans des chalets afin d’abriter nos amis qui fuguaient des centres de l’aide à l’enfance. Pour la petite histoire de Drummondville, le camp de réfugiés était dans le bois derrière le cimetière de la paroisse Saint-Philippe.
Reconnu coupable en cour juvénile, le juge propose de me renvoyer à la maison. Mais mon grand frère, qui venait d’entrer à la Sûreté du Québec (SQ), suggère alors à mes parents de laisser l’État s’occuper de moi. « Ça lui donnera une leçon », dit-il.
Ce jour-là, j’ai connu pour la première fois la véritable perte de liberté physique, la cellule barrée et le sempiternel sandwich au fromage jaune servi aux prisonniers en transit. Le lendemain, on m’amène à Montréal, au Centre de détention juvénile de Saint-Vallier. Trois semaines d’horreur à m’ennuyer et à être abusé sexuellement.
Finalement, on me place dans une famille d’accueil à Drummondville. Ce fût une bonne expérience familiale. Mais je n’étais pas libre. Je me suis donc évadé et me suis réfugié à Brandford, en Ontario, où j’ai trouvé du travail dans un Holiday Inn, appris l’anglais et commencé une nouvelle vie.
Autodidacte
En passant par Ottawa, Toronto, Vancouver, les États-Unis et Haïti je me suis donné une éducation autodidacte de niveau universitaire, un mariage, deux magnifiques enfants, une expérience de travail impliqué dans l’aide étrangère et de bénévolat en défense des droits de la personne.
Puis enfin, ce fut le retour au Québec. Je voulais que mes enfants parlent la même langue que leurs grands-parents; leur mère est Franco-Ontarienne. Le petit dernier naît à Montréal, fier d’être le seul vrai Québécois de naissance de la famille. Survient alors le divorce, une garde partagée difficile au début, mais qui deviendra harmonieuse. Comme je désirais une grande famille et ne voulais pas procréer avec une autre femme, j’ai décidé d’être une famille d’accueil pour la DPJ pour neuf garçons : six à temps plein et trois à temps partiel. Il était entendu que mon engagement envers ces jeunes était pour la vie et cela tient encore. Ce fut une merveilleuse aventure.
Une maison ouverte
Pour ce qui est de la DPJ, ce fût très difficile au début. Trop souvent les intervenants se préoccupent davantage de leur carrière, de la réputation ou de la structure de l’institution que du bien-être des enfants. C’est trop judiciarisé et bureaucratisé. Surtout, il manque un lien organique entre les communautés environnantes et les familles d’accueil, les foyers de groupe et les centres spécialisés. Pour diverses raisons, la DPJ est un monde en vase clos. Cela est très néfaste pour la transparence. Finalement, la DPJ est synonyme d’instabilité pour les jeunes. Pour mes jeunes, leur arrivée dans la famille a mis fin au ballotage.
Dans le cas de notre famille, nous avons eu la chance de conserver tout au long la même travailleuse sociale. Elle a fait un travail formidable de coordination et de soutien psychologique. Pour le reste, la clé de notre réussite a été que nous avons intégré profondément un réseau social varié : les amis des enfants biologiques et d’adoption, les personnes apparentées, les voisins, les ressources communautaires de proximité et des amis qui ont souvent participé à nos activités. Nous étions une maison très ouverte.
Passer par la DPJ, ça peut être dur. Cela dépend des familles d’accueil où on a vécu. Pour moi, cela a été bon dans toutes les familles. Ce qui a été dur, c’est d’arriver toujours dans des milieux où on ne connaît personne : un nouveau quartier, une nouvelle école, de nouveaux amis. Il y a toujours du changement. C’est dur sur le moral. J’ai eu neuf familles en cinq ans. Chez Yves, on nous avait dit qu’il y avait une période de probation. Après 15 jours, il m’a dit : bon, on s’en va chercher tes affaires au Nouveau-Brunswick. On y est allé en gang; on est revenu par les États-Unis. Ce fut un voyage extraordinaire. J’ai passé les cinq autres années dans sa famille. D’ailleurs, on est encore une famille. Aujourd’hui, j’ai trois enfants. J’ai rencontré ma blonde Melissa dans la maison d’Yves.
Pour moi, la DPJ, c’est le bordel du premier au dernier placement. Ils n’ont pas conscience qu’ils lancent les enfants d’un bord à l’autre. Cela a coupé tous mes liens. Quand tu commences ça à l’âge de sept ans, c’est tout un changement. Le premier placement a été le pire. J’ai fini l’école à midi en pensant que j’allais manger chez ma mère. Mais la travailleuse sociale m’attendait. J’ai attendu six heures dans un petit local, avant d’aller à Dollard-des-Ormeaux. Je ne savais pas ce qui se passait. Je me suis adapté lentement comme une tortue. La première année, je n’avais pas le droit de voir mes parents. Le premier Noël, je l’ai vécu tout seul dans un foyer de groupe pour donner congé à la famille d’accueil. J’ai fait dix familles en quatre ans. J’ai toujours été garroché. Je me suis senti comme un objet tout le temps. J’ai vécu beaucoup de colère. Aujourd’hui je ne suis plus fâché. Le point tournant est arrivé vers 19 ans, au contact de mes frères d’accueil avec lesquels je forme encore une famille. Ce sont des frères pour la vie, surtout Sean qui m’a convaincu de me reprendre en main.
Même si j’ai perdu mes parents à 12 ans, j’ai été privilégié. Cela a été dur, mais j’ai eu une bonne vie. Les gens se plaignent facilement. Moi-même, je me plaignais d’une dame en famille d’accueil qui me donnait un galon de jus par mois. Elle disait : Ça, c’est votre jus pour le mois. C’était un peu comme les cigarettes en prison. Même si j’ai eu très mal, je ne peux pas me plaindre du sandwich au baloney quotidien, parce que j’avais au moins quelque chose à manger à chaque jour. Il y a beaucoup de gens qui n’ont pas ça; c’est un vrai privilège. La DPJ, c’est complexe. Trouver des choses à améliorer, c’est très facile à montrer du doigt. Mais c’est dur de les instaurer, de les faire. Tu pourrais dire : ça prend plus de travailleuses sociales. C’est comme dire qu’il y a trop d’élèves par professeur dans les écoles. Elles font leur job le mieux qu’elles peuvent. Même si je détestais ma travailleuse sociale, je peux maintenant sympathiser. Elle en avait beaucoup sur les épaules. Si on regarde en avant, avec les amis de ma dernière famille d’accueil, on est une fraternité. Il y a de l’amour inconditionnel, c’est même un devoir. Quand tu vois que quelqu’un n’a pas de parent, tu prends le rôle du grand frère, du parent, tu prends le rôle de lui donner la main. Un organisme qui s’occupe des enfants qui n’ont nulle part où aller, c’est indispensable.