Francis Ouellette vient du Faubourg à m’lasse de Montréal. Il y a vécu plusieurs vies avant d’atteindre 45 ans, en toute impro- babilité. Il a essayé très fort de ne pas être auteur.

Il a donc été loadeur de trucks, clown, père Noël de centre commercial, commis de club vidéo, agent de sécurité, éducateur en garderie, scénariste frustré de bande dessinée, poète raté, critique de cinéma mort à l’arrivée, pour finalement s’occuper (plutôt bien) de distribution de films avec la compagnie FunFilm.

Il a remporté deux fois le prix de la création Radio-Canada dans la catégorie Récit, ce qui lui a donné le coup de pied au cul nécessaire pour écrire son premier roman, Mélasse de fantaisie.

Coup de cœur de la rédaction de L’Itinéraire, nous avons demandé à l’auteur d’écrire un conte du Nouvel An dans nos pages. Il nous offre ici un chapitre supplémentaire et exclusif de ce premier roman à haute saveur autobiographique, où le lecteur est plongé dans les milieux populaires et ouvriers du Centre-Sud de Montréal des années 70.

On est le 31 décembre au soir et il s’est mis sur son 36 parce que la belle Mercedes l’a invité à souper chez elle pour la veillée. Frigo sent que son heure est proche. Demandez-y pas comment ou pourquoi il sait ça. Il le sait. C’est de même pis c’est toute. Il est un peu triste de s’en aller mais t’sais, il est brûlé. Frigo ne veut plus coucher dehors ni en dedans. Il veut juste se coucher une dernière fois. Ou alors, se réveiller dans un ailleurs qui lui a échappé toute sa vie.

Les nuages toussent une p’tite crisse de bruine gossante. Frigo veut pas trop mouiller son beau linge. C’est sa chum Josette Ouellette qui lui a trouvé son kit au bazar du sous-sol de l’église Saint-Vincent de Paul. Avec une belle cravate toi, chose! Depuis trois jours, il dort dans une des sheds du HLM où Josette habite. C’est pas la première fois qu’elle lui arrange un petit coin là-dedans. Quand il fait trop frette dehors, il peut se rendre au sous-sol du bloc appartement où elle reste, au 2410 Logan. Elle lui a donné un double de la clé de cadenas de sa shed et dedans, entre les boites de cartons, les sacs noirs et les vélos, il y a un lit de camp où il peut passer la nuit. À toutes les fois, elle lui laisse là un pyjama, des débarbouillettes, une serviette, un savon pour se laver dans le cygne de la salle de lavage à côté des hangars et du screening pour se faire une brassée. Aussi, un sandwich toasté aux bananes ou au paris-pâté et des goglus avec un Seven-up flat, pour l’aider avec ses brûlures d’estomac. Deux règles à respecter pis c’est toute: partir tôt le matin avant de se faire pogner par un locataire et aller chier-pisser-vomir dehors, plus jamais dans le cygne. Elle est smatte pareil, c’te femme là. Après le party à Mercedes, Frigo se dit que ça va être une bonne affaire d’aller passer sa dernière nuit sur terre dans shed à Josette.

Il se lève et ses genoux craquent tellement fort que ça lui rappelle le bruit que ça faisait quand la grosse grue jaune lâchait un crisse de massif charroyage de canisses, pas loin d’icitte. Toutes les fois, il faisait le saut. Frigo s’arrange le linge et se réaligne l’amanchure vers le bas après s’être gratté les gosses. Son pantalon propre pique un peu. Il remonte vers la rue Dufresne. Il pense au quartier de son enfance qu’il a vu disparaitre boutte par boutte, comme la santé de sa pauvre mère. Elle arrivait plus à vendre ses produits Familex, vers la fin. Elle a pas fait long feu après leur déportation vers le Centre-Sud, qu’elle continuait obstinément à appeler le Faubourg à m’lasse.

La mâchoire de Frigo lui faisait mal. Ça lui rappelait encore les deux pires volées qu’il a mangé dans sa vie de vagabond stationnaire. La première, elle est venue d’un bum d’en haut de la côte pis de sa gang. Frigo se souvient pas vraiment de ce qui lui a valu la volée. Jean-Claude Morel, un ouvrier du boutte qui restait pas loin, sortait de chez eux pour aller au dépanneur quand il est tombé face à face avec la rixe. D’habitude pas mal plus d’adon à protéger les nécessiteux, il l’était pas pantoute c’te foislà. Maudit Morel à marde. La deuxième mornifle fut si intense qu’elle lui faisait encore mal. Courtoisie de Marco Macro, le gros gras de chum italien à Chantale Choquette. Frigo était avisé de ne plus aller la voir dans son logement. Paraitrait qu’il la dérangeait dans son travail. Il s’était fait varger dessus pas pour rire. Les blessures de c’te fois-là avaient jamais vraiment guéries.

Chantale Choquette.

La femme de ses rêves. De ses cauchemars aussi. Il est resté terrifié pendant des années quand il passait devant chez elle. S’il pouvait plus aller la saluer, il trouvait plus grand raison de rester dans le boutte. Frigo avait alors essayé de crisser son camp du Faubourg dans un train de marchandise. Il s’était écrasé dans le coin d’un des wagons en attendant que la locomotive parte. Le train ‘tait jamais partie. À l’intérieur, il était tombé sur le p’tit à Josette Ouellette en train d’essayer de se pousser, lui avec. Comme il l’aimait ben, il l’avait fait descendre du train pour le ramener chez sa mère. Penser à cette journée-là lui donnait un mal de tête pas possible.

Frigo pogne un raccourci à travers une ruelle pour se rendre chez Mercedes. Il tourne le coin et remonte sur Poupart. Il passe devant la porte de l’appartement de Chantale Choquette. Il se dit que ça serait ben d’adon de sonner pour aller la revoir. Ça fait des années qu’ils ont pas jasé. Il pourrait ben aller lui souhaiter la bonne année et lui donner deux gros becs. Il se dit qu’il n’a rien à perdre à s’essayer. Il a encore un peu la chienne mais dans le fond, c’est pas mal son last-call, veut veut pas. Il sonne. Il attend. Il pèse encore. Il attend encore. Personne répond. Elle faisait sans doute le party, en quelque part, pas loin. Frigo aurait ben aimé caresser des yeux sa belle face, pour une dernière fois, avant de s’en aller. Il était pas dû, ça d’l’air.

Le v’là rendu chez la belle Mercedes. Il sonne. Elle répond. Mozusse que c’est une belle pitoune, gréyée et grimée comment qu’elle est! Il y a foule au village, le party est déjà ben pogné pis ça sent le bon ragout de pattes réchauffé jusque dans le portique. La Compagnie créole crinquée din colonnes de son. Tout le monde sont ben content qu’il soit arrivé et y’en a qui crient son nom. Il est accueilli comme un roi: on crérait quasiment que c’est sa fête et pas la veille du jour de l’an! Sa grosse tuque molle a laissé place à une belle couronne en tôle. C’est pas disable la quantité de faces du Centre-Sud qu’il y a dans ce logement-là! En dénombrant les gens autour, Frigo se rend compte que chacun d’entre eux lui avait offert de l’aide au moins une fois. D’autres, à plusieurs reprises. Comme Mercedes, qui l’invitait à toute les 31 décembre.

Heille, notre Frigo mange comme un mozusse de cochon son assiettée de bon ragout de pattes réchauffé, une demi-douzaine d’œufs mimosas, des cornichons sucrés et des petites bettes. Il trempe ses tranches de pain alourdies par des copieuses quantités de margarine dans la sauce du ragout. C’est pas mêlant, il mange pour trois! Il en a de la misère à respirer. En essayant de prendre son gobelet de bière, il accroche avec son coude la coupe de vin de Mercedes. Elle se fracasse sur le sol. Gêné, il s’accroupit et, avec ses mains pleines de pouces, ils ramassent les morceaux pétés. En faisant ça, un petit bout de verre bien acéré écorche en profondeur une de ses rotules. La douleur de sa génuflexion lui strappe des images de sa mère, direct dans le cœur. Elle le mettait en genou dans le coin pour une heure après un de ses mauvais coup. Il braille. Mercedes lui dit de laisser faire ça. Elle l’aide à se relever, l’escorte au salon et l’installe sur le sofa. Elle soigne son genou. Il s’endort assit, en quelques minutes, la tête crochie de côté.

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Frigo se réveille en sursaut deux heures plus tard, alors que les gens hurlent le décompte de la nouvelle année. Il est surpris d’être encore en vie. Il s’attendait à mourir avant minuit. Ben non. Pas encore mort d’une autre année de marde, juste assez fort pour en défoncer une nouvelle. Il est tellement épuisé qu’il a plus le gout de bouger. Il se rend compte que Mercedes le prend en photo. Il relève la tête et braque ses yeux sur l’objectif de la caméra.

Le kodak flashe et le temps d’un éclair, Frigo voit les visages de milliers de personnes qui l’examinent. D’autres qui le tiennent dans leurs mains. Plein de faces qui lui sourient, le scrutent et le touchent. Du monde de partout, de France aussi, esti! C’est ben certain que Frigo est terrifié. Il se lève d’une traite et titube à cause de son genou en sang. Même paqueté jusqu’à calotte, il a jamais eu d’l’air à ce point d’un gars fini-chaud-raide. Il murmure des «ayoyes» à chaque pas alors qu’il se pousse de chez Mercedes aussi vite qu’il en est capable.

Il atterrit dehors en panique, la boucane et la condensation du party obstruant sa vision durant quelques cruciales secondes. Quelques morceaux de souvenirs pas encore disparus de l’an passé se dressent drette devant lui, dodelinant avec lourdeur comme des cloches, à deux pieds de sa face. Quin toé! BONG! Il se pète la yeule sur les souvenirs. Ben comme il faut. Ding ding ding. Din pommes.

(…)

Frigo se réveille en sursaut deux heures plus tard, éjecté du sommeil par la sonnerie stridente d’une laveuse qui termine sa besogne. Il est dans la shed à Josette, en pyjama. Aucune idée comment il s’est rendu là. Il grêle dehors. Son œil droit est enflé, violacé. Avec celui qui est encore correct, il aperçoit le petit à Josette Ouellette qui se tient là, debout derrière les barreaux de la shed. Il l’avait observé durant son sommeil. Il tente de se redresser au prix d’intenses efforts, avant d’abandonner à mi-chemin. Il saisit la cannette de 7-Up à côté de son lit et en boit une petite gorgée à la paille. Il rit. Il sent qu’il va mourir dans pas long. Sans comprendre pourquoi, il savait que le petit à Josette allait être là pour l’accompagner, à la fin. On dirait qu’il connait cet enfant-là depuis toujours.

Il fait un geste de la main et l’invite à entrer dans sa chambre. Le petit hésite. Il insiste. Il tapote sur le matelas et l’invite à s’étendre à côté de lui. Il n’y a pas beaucoup de place. Le petit est raide comme une barre, à fixer le plafond. Frigo baille. Ça fait bailler lui aussi. La grêle tambourine sur la fenêtre de la salle de lavage. Un parfum de vieux bois dans l’air. Le petit se retourne sur le côté, en cuillère. Frigo l’enlace. Le petit se raidit. Frigo lui donne quelques petites tapettes bienveillantes sur le côté de la cuisse. Le petit se détend. Il ferme les yeux. Frigo active sa chaleur pour le détendre. Le petit s’endort.

C’est le moment. En cet instant, il comprend. Il comprend toute.

Une partie du ciel s’ouvre dans la shed, juste au-dessus de lui. Une petite neige tombe de cette fissure et drape les boites de cartons et les sacs de vidanges. Frigo comprend que s’il passe par cette fente-là, il va se transformer en histoire vivante, devenir une authentique légende. Il repense aux milliers de faciès qui le dévisageaient pendant la prise de photo de Mercedes. Il va faire rire et pleurer ce monde-là sans avoir besoin de changer de chapeau. Il va devenir immortel comme Olivier Guimond dans les escaliers de Westmount en 71 ou la Poune qui chante «C’est d’la faute à poupa» au Théâtre National.

Frigo se met debout. Il lève les bras. Il est aspiré par la fissure. Il passe de l’autre côté du rideau dans le ciel. Fin de la dernière Frigolinade.

(…)

Le rideau s’ouvre. Jean-Baptiste Frigault revient. Il tire sa révérence. Il vous salue. Il lance sa couronne. Il envoie des becs. Il vous souhaite la bonne année. Puis, il repart.

Vous venez de lire un extrait du roman-feuilleton Sirop de poteau de l’édition du 1er mai 2023. Pour lire le texte intégral, procurez-vous le numéro de L’Itinéraire auprès de votre camelot ou abonnez-vous au magazine numérique et lisez les prochains chapitres de l’auteur Francis Ouellette.