En ce moment sur la planète, il y aurait assez de vêtements pour habiller les six prochaines générations d’êtres humains. Pourtant, les compagnies de fast fashion continuent de surproduire de façon massive de nouveaux vêtements dans des conditions inhumaines pour leurs ouvriers avec des conséquences désastreuses pour l’environment. Trouvez l’erreur…
Heureusement, depuis quelques années, le vêtement d’occasion a le vent dans les voiles. Il est à la mode, surtout chez les jeunes. La popularité des friperies explose. Elles ne cessent de se multiplier et leur clientèle est de plus en plus assidue.
Pourquoi acheter seconde main ?
FREEPIK / Toutous
Les raisons pour privilégier l’achat de vêtement en friperie sont multiples.
Évidemment il y a d’abord la conscience environnementale qui est de plus en plus développée chez les individus. Il faut savoir que l’industrie de la mode est l’une des plus polluantes au monde, responsable d’environ 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Quelques faits pour l’illustrer : la mode rapide génère une énorme quantité de déchets textiles qui prennent des décennies à se décomposer. La fabrication d’un jeans de coton requiert jusqu’à 7 500 litres d’eau, soit l’équivalent de ce que boit un être humain en sept ans. La majorité des vêtements sont faits de polyester, un dérivé du pétrole, d’emblée extrêmement polluant. Les vêtements synthétiques libèrent des microplastiques lors du lavage, nocifs pour les océans. De plus, les conditions de travail dans les pays en développement sont souvent précaires et les droits humains de la main-d’œuvre violés.
La défense de l’environnement n’est pas la seule cause que vous appuyez lorsque vous achetez en friperie. Plusieurs friperies sont des organismes à but non lucratif portant des missions sociales. Renaissance a pour mission de faciliter l’insertion socio- professionnelle de personnes éprouvant des difficultés à intégrer le marché du travail. Tous les profits des magasins Le Chaînon servent à venir en aide aux femmes en situation de vulnérabilité. L’Armée du Salut a pour sa part mission d’enrayer la pauvreté en investissant ses profits dans divers services comme de l’hébergement ou des cuisines communautaires.
À cela s’ajoute le fait que les vêtements plus vieux sont souvent de meilleure qualité que ceux produits plus récemment. Grande collectionneuse et professeure à l’École de design de l’UQAM, Audrey Bartis dit dénicher en friperie des vêtements de grande qualité faits à 100 % de coton, de laine ou de soie, le genre de vêtements que l’on retrouve de moins en moins neufs.
« Les vêtements de seconde main ont déjà prouvé qu’ils pouvaient durer dans le temps. Le linge acheté en magasin de fast fashion, on le lave une fois et on risque de ne plus pouvoir le porter. Ce qui fait qu’on dépense quatre fois plus, par exemple, pour quelque chose qu’on aurait pu acheter une fois en friperie. C’est une perte de temps, d’argent et d’énergie », croit la professeure.
Ce n’est pas tout. Pour Mme Bartis, l’action d’acheter neuf dans de grandes chaînes est aussi une perte de créativité. « En fast fashion, on aura tous les mêmes vêtements puisque les grands groupes industriels imposent des styles. Plein de gens à Montréal ont des looks uniques qui sont possibles grâce à la seconde main qui permet une nouvelle créativité à peu de frais. »
Enfin, les gens vont aussi magasiner dans les friperies pour d’évidentes raisons économiques. Historiquement, bien ancrée dans la religion, la vocation principale des friperies installées dans des sous-sols d’église était de pouvoir habiller tout le monde du village, surtout les plus démunis.
« Au départ, l’achat en friperie touchait plutôt une population dans le besoin. Mais aujourd’hui, dans un climat économique où il devient de plus en plus difficile de se faire plaisir, les gens hésitent à acheter à prix fort quand ils peuvent acheter seconde main », indique Audrey Bartis.
Plus cher qu’avant?
Ainsi, les friperies s’adressent maintenant à tout le monde. Nombreux sont les bons salariés à y magasiner. « Il y a de plus en plus de Mercedes dans notre stationnement », remarque Louis Kemp, directeur général de la ressourcerie Dépanne-tout à Sainte-Thérèse et président de l’Association des ressourceries du Québec.
Le principe de l’offre et la demande oblige, les prix, même dans les friperies, ont augmenté. La majorité des personnes interviewées pour ce reportage qui fréquentent les friperies ont remarqué une augmentation des prix au cours des dernières années.
« Nous avons augmenté nos prix graduellement, en 2021 pour la première fois en cinq ans et sur certains articles seulement – puis d’autres catégories de produits ont vu leur prix ajusté six mois plus tard. Ceci étant principalement en réaction à l’augmentation des coûts (inflation) que nous subissons comme toute entreprise », nous informe Marie-Claude Masson, directrice communications et marketing chez Renaissance.
Il existe aussi de plus en plus de styles de friperies. Il y a des ressourceries, des comptoirs familiaux, des bazars, qui vendent leurs vêtements donnés très peu chers, mais aussi des friperies haut de gamme pour amateurs de vintage ou de haute couture. On retrouve de plus en plus de friperies avec des vêtements présélectionnés, qui n’ont pas la vocation d’être économiques, mais plutôt de privilégier la créativité et la qualité.
« Dans les friperies de vêtements présélectionnés, il y a eu un travail pour chercher le vêtement, le choisir, le nettoyer, le transporter, le rapiécer si nécessaire. C’est un travail qui doit être rémunéré, d’où les prix plus élevés », estime Audrey Bartis.
Pour la professeure, les prix deviennent problématiques du moment qu’ils se rapprochent du prix normal d’une boutique de mode, tel qu’elle a pu l’observer dans des friperies de quartiers embourgeoisés.
Certains prix vont même dépasser les prix de vêtements neufs tant le vintage est devenu tendance.
Le cas du Village des valeurs
Mais là où les prix ont augmenté pour atteindre des niveaux inacceptables pour plusieurs c’est au Village des valeurs, affectueusement appelé le « Village des voleurs » par le camelot de L’Itinéraire Christian Tarte.
Ce grand amateur de magasinage en friperie ne s’y rend plus et privilégie maintenant uniquement Renaissance où les prix sont moins élevés et exempts de taxes, contrairement à son compétiteur.
« Je ne comprends pas que tu payes des taxes sur des produits qui ont déjà été taxés ! », s’indigne-t-il.
Son avis est partagé par d’autres camelots interrogés, comme Lynn Champagne et Jean-Claude Nault. Elle se désole aussi de ne pas y trouver de vêtements taille plus et lui, qu’on n’y retrouve plus de cabine d’essayage.
Ces camelots de L’Itinéraire ne sont pas les seuls à avoir délaissé le Village des valeurs. Sur Facebook, les commentaires critiques sur les prix abondent.
Il faut savoir que, contrairement à plusieurs autres friperies, Village des valeurs est une entreprise à but lucratif, coté en bourse. Les profits servent à remplir les poches des actionnaires.
Village des valeurs n’a pas répondu aux demandes d’entrevue de L’Itinéraire.
Le directeur général de Dépanne-Tout, Louis Kemp aimerait mieux que les gens privilégient des entreprises d’économie sociale où l’argent est réinvesti dans l’organisation. Malheureusement, il observe que les gens ont plus tendance à aller au Village des valeurs puisqu’ils connaissent le nom et ne connaissent pas nécessairement d’autres ressourceries comme la sienne.
« On va chez IGA ou Super C, car on connaît les bannières. Les petits commerces perdent de la valeur et disparaissent, car des gros prennent le marché. C’est la même chose en friperie », dit-il.
« J’ai une baisse dans mes ventes de vêtements à cause de Village des valeurs. C’est une inquiétude dans le milieu. Présentement, j’essaie de trouver de nouvelles façons de me maintenir au-dessus du pavé », poursuit Louis Kemp.
Pour sa part, Stéphane Lamarche, directeur des magasins et du développement commercial chez Le Chaînon, dit ne pas se soucier de la compétition avec d’autres ressourceries. « Plus il y a de friperies, mieux c’est, estime-t-il, tant il y a de vêtements en circulation. »
Trop de dons, c’est possible?
En effet, les friperies reçoivent des vêtements en masse, parfois même trop.
Dépanne-tout, par exemple, ne peut pas mettre sur le plancher tout le stock qu’il reçoit, nous informe son directeur général, parce qu’il manque d’espace. Il ne va notamment pas garder le stock d’hiver qu’il reçoit l’été.
Marie-Michèle Larivée, experte en tendances et prospective, chargée de cours à l’École supérieure de mode – ESG-UQAM, soulève des problèmes qui expliquent ces débordements de dons. « On voit de plus en plus les friperies comme les dépôts de la surconsommation de vêtements neufs. Les entreprises vont refiler leurs surplus d’inventaires dans les friperies. À la place d’être une perte dans leur état financier, ça devient un don. C’est bon d’un point de vue fiscal ». Tout ça plutôt que de juste moins produire…
Elle estime aussi que la population s’achète une bonne conscience en mettant ses articles de mauvaise qualité dans les bacs de dons. Ce qui fait que les gens se permettent de continuer à consommer et que les bacs sont remplis de vêtements tachés ou troués qui ne seront pas vendus.
« Si vous faites un don dans une » bin » dans la rue, ce n’est pas assuré qu’il se retrouve à la vente », avance Mme Larivée. Beaucoup de vêtements qui ne passent pas l’étape du tri vont être envoyés en Afrique. « On parle du continent de déchet textile. » Est-ce qu’un manteau du Québec y sera vraiment utile ?
Plutôt que de juste jeter vos vêtements dans une cloche de don sans réfléchir, l’experte propose plutôt de donner directement vos vêtements à quelqu’un de main à main en fonction de la saison.
Il existe des plateformes de don en ligne comme As-tu ça toi? ou Buy Nothing qui permettent de donner de particulier à particulier.
Acheter en ressourcerie et revendre plus cher. Éthique ou pas?
Plusieurs passionnés de vintage voient une intéressante occasion d’affaires dans la popularité grandissante de la seconde main en allant dénicher à bas prix de beaux vêtements dans les ressourceries et en les vendant plus cher dans un kiosque de marché aux puces ou sur le web par exemple.
Dans son milieu, Marie-Michèle Larivée dit entendre de plus en plus de conversations concernant cette pratique. Est-elle éthique ou pas ? Elle n’a toujours pas observé de consensus.
« On présume qu’on enlève aux gens pauvres en allant magasiner en friperie, mais c’est faux. Les friperies avec vocation sociale font des dons aux gens dans le besoin avec les sous des ventes et non pas en leur vendant directement des vêtements à bas prix », dit-elle.
Marie-Claude Masson de chez Renaissance est très consciente qu’il y a des revendeurs qui viennent dans son magasin. Elle sait qu’ils revendent à 30 $ des morceaux achetés 9 $. Mais elle n’y voit pas de problème.
« On est content. Tant mieux s’ils peuvent bénéficier de ça. Ils font en sorte que les vêtements ne vont pas dans les centres d’enfouissement et que nous, on a des revenus pour nos missions sociales. »
Et de toute façon, il y a tellement de vêtements qui entrent chez Renaissance à tous les moments de la journée que personne n’est en manque.
Cette affirmation est moins vraie du côté de l’Armée du Salut. Il s’agit de la seule ressourcerie interrogée dans le cadre de ce reportage qui se dit en manque de dons de vêtement et dérangée par les revendeurs.
« On a un manque à gagner d’à peu près 20 % pour couvrir la demande », nous indique Brigitte St-Germain, directrice, relations publiques et communications à l’Armée du Salut.
Les vêtements à l’Armée du Salut sont particulièrement peu chers ; le but, contrairement à d’autres friperies, étant de servir à habiller les gens dans le besoin. Ainsi, les revendeurs sont pour cet organisme une préoccupation.
« On n’est pas d’accord avec ça. Tu enlèves aux gens qui en ont vraiment besoin pour te tirer un profit personnel. Ce n’est pas notre but. Quand on voit des personnes revenir régulièrement, acheter des choses spécifiques pour la revente, on les surveille de plus près et on peut refuser l’accès, mais c’est difficile de faire une veille. C’est un problème. »
Il y a plusieurs années, alors que Renaissance était un plus petit organisme et vendait ses vêtements vraiment à très bas prix, le même problème pénalisait les clients dans le besoin. L’organisme a alors dû monter ses prix pour freiner les revendeurs, confirme Marie-Claude Masson.
Les vêtements et l’itinérance
Les différentes friperies et ressourceries peuvent rejoindre un large public. Mais qu’en est-il de ceux et celles qui n’ont aucun revenu, ou des revenus vraiment très limités, comme les personnes en situation d’itinérance ?
À Montréal, les organismes Accueil Bonneau et Mission Bon Accueil possèdent d’énormes vestiaires pour donner aux gens dans le besoin. La majorité des autres organismes en itinérance, comme L’Itinéraire, possèdent également des vestiaires d’urgence qui fonctionnent essentiellement par donation, indique Vincent Ozrout, responsable clinique et intervenant psychosocial à L’Itinéraire.
Ainsi, grâce à des refuges remplis de vêtements à donner, l’image classique de la personne en situation d’itinérance facilement reconnaissable à son allure n’existe pratiquement plus pour l’intervenant.
L’enjeu pour lui et ses collègues est maintenant de bien diriger les personnes dans le besoin vers ces ressources.
Ensuite, l’offre n’y est pas parfaite non plus.
« Il y a des articles clés qui manquent tout le temps, des articles qu’on ne retrouve pas dans les donations pour des raisons évidentes, comme les sous-vêtements », dit Vincent Ozrout.
Plusieurs font donc sans, ce qui touche beaucoup à leur intimité et accroît leur gêne.
Les organismes doivent les acheter. Ce n’est que les plus gros qui en ont les moyens, car ce sont des items dispendieux, particulièrement les soutiens-gorge.
Parenthèse à cet égard, comme dans toutes les ressources en itinérance, les femmes sont particulièrement mal desservies puisqu’encore plus invisibilisées que les hommes. L’offre en vêtements donnés pour femmes est bien moindre dans les refuges, souligne l’intervenant de L’Itinéraire.
Les vestiaires de refuge n’ont pas toujours non plus les bons vêtements, notamment « dès qu’on tombe dans des tailles plus, hors-normes ». Les vêtements sont aussi souvent fragiles et pas très chauds. Il y a aussi une difficulté à habiller les personnes pour des occasions spéciales comme des entretiens d’embauche ou des funérailles. Si les refuges reçoivent ce genre de vêtements, ils vont les garder pour les donner à la bonne personne au bon moment.
Les changements de saison sont aussi souvent compliqués puisque les vestiaires n’ont pas encore fait leur transfert de stock et les donations pour la saison appropriée n’ont pas commencées.
La gestion des dons n’est pas toujours évidente. « Pendant la période de Noël, la plupart des refuges et organismes sont littéralement enterrés de vêtements donnés au point où la gestion du don n’est même plus possible. C’est le pire moment pour donner, car il y a une surabondance de stock et on ne peut plus gérer », raconte Vincent Ozrout.
Les personnes qui se font donner des vêtements sont aussi confrontées à la difficulté de pouvoir porter des choses qu’elles aiment. « Quelque chose dans lequel tu es bien, confortable, qui va traduire l’image que tu as envie de transmettre. » Il y a une question de dignité là-dedans, estime l’intervenant. « Porter du linge qui ne leur plaît pas, ça les affecte, c’est une frustration supplémentaire pour des gens déjà aux prises avec des enjeux d’estime de soi et de valorisation personnelle, qui vivent toujours dans l’espace public et à la vue de tous, ça les amène à développer des problèmes d’image. » Malheureusement, face aux dons, parfois les gens n’ont pas de choix.
Car même dans la rue, il y a des modes vestimentaires, rapporte l’intervenant. « La population dans la rue fonctionne beaucoup sur les réseaux sociaux. Les jeunes ont le dernier iPhone même s’ils sont en situation d’itinérance et on sait que les réseaux sociaux moussent l’apparence. »
Le responsable clinique observe chez les jeunes dans la rue un style très gangsta rap aujourd’hui. Les plus vieux vont souvent avoir un style plus motard ou rockeur québécois. C’est important pour eux d’être reconnus par leurs pairs via leurs vêtements et réussir à se donner un style qu’ils désirent.
Enfin, le plus grand problème est la honte de venir demander des vêtements. « La honte est le sentiment le plus terrible dans la rue, il fait faire des stupidités et éloigne des services. C’est vraiment une plaie. »
À l’opposé, la très grande majorité des personnes en situation d’itinérance tire une fierté de dire qu’elles ont acheté un vêtement avec leur propre argent, qu’elles ont pu en choisir le style, la taille, etc. « Ils viennent à la ressource nous le montrer en étant super fiers. »
Ceci dit, les dons sont aussi à l’origine de beaux moments. Pas plus tard que la veille de notre entretien, Vincent raconte avoir déniché un coton ouaté rouge flash, pile poil dans le style de la personne qui le demandait. Un immense cri de joie a résonné dans tout l’immeuble de
L’Itinéraire. Ah, le pouvoir des vêtements… !
Vous venez de lire un extrait de l’édition du 1er juillet 2024. Pour lire l’édition intégrale, procurez-vous le numéro de L’Itinéraire auprès de votre camelot ou abonnez-vous au magazine numérique.