Mardi 17 mars, 15h30, je file vers le métro Berri. Je fais vite, car je veux aller renflouer ma réserve de copies du magazine L’Itinéraire. La nouvelle publication est sortie la veille, donc je veux profiter de l’heure du souper pour attraper tous mes clients réguliers. Car de 12h à 16h, les jours de semaine, un distributeur est toujours en place à la station Berri pour accommoder les camelots comme moi qui n’ont pas eu le temps ou les moyens de faire une petite réserve de revues, mais qui n’ont pas envie de se taper le trajet jusqu’aux locaux de L’Itinéraire – un détour d’une grosse demi-heure dans mon cas.
Alors j’arrive et je suis plus ou moins surpris de voir qu’il n’y a personne. J’ai comme une malchance légendaire en la matière. Chaque fois que je viens faire mes provisions, le distributeur est malade, parti fumer, aux toilettes ou a oublié de rentrer. Ça n’arrive pas aussi souvent, mais ça tombe toujours sur moi ! Au final, cette après-midi-là, cette petite embûche finira par être le moindre de mes soucis.
Je ne vis pas sur la lune, je sais bien qu’on est en pleine galère « corona ». En arrivant à Berri, avant même de remarquer l’absence de la personne qui aurait dû faire la distribution, je remarque surtout l’absence de toutes les personnes, de tout le monde, en fait ! C’est Berri-UQAM, c’est l’heure de pointe ! À l’habitude les « métroflics » sont là pour diriger la cohue, alors que c’est actuellement le désert total. « Merde » que je me dis, ceux qui vendent dans le métro doivent manger leurs bas.
Alors j’appelle au café pour savoir si la distribution à Berri est toujours maintenue, si le mec n’est pas justement parti fumer. La voix lourde et déprimée, mon interlocutrice me répond que non seulement la diffusion à Berri est suspendue, mais qu’en fait, dans 90 minutes, la diffusion sera totalement arrêtée. « Pour combien de temps ? » je demande en panique. Même si ce ne sont pas les termes exacts : « aucune câlisse d’idée, on fait ce qu’on peut, mais on est dans le néant total. » Cela traduit plutôt bien l’esprit de la réponse que j’ai reçue.
Être dans la gang
À ce moment précis, ça m’a frappé comme une tonne de briques. Moi aussi j’étais désormais dans « la gang ». Dans le groupe de plus en plus grand de gens qui viennent de voir leur vie complètement chamboulée par le COVID-19 et qui n’ont aucune idée de quoi demain sera fait, comment ils vont continuer à vivre à l’avenir.
Je suppose que les propriétaires de bars qui ont dû fermer, les travailleurs qui n’ont plus de job et qui ignorent quand et si un prochain chèque va rentrer, les 70 ans et plus à qui on dit de ne plus sortir ou encore les parents qui voudraient bien travailler mais qui n’ont aucune idée quoi faire avec leurs enfants, ont ressenti le même sentiment.
Je sais, je pourrais toujours me comparer/consoler en me disant que moi au moins je ne suis pas malade, que des gens vont mourir et que tant qu’on a la santé, on a le plus essentiel ! Mais bon, dans mon cas ça peut toujours aller, mais la santé à L’Itinéraire ou dans le milieu de l’itinérance, c’est un concept un peu plus relatif.
Passer une heure dans les locaux du journal, au Resto Plateau ou dans un refuge, même en temps de non-corona, c’est assister à un horrifiant concert de gens qui toussent leur vie, qui crachent à s’en fendre l’âme ou dont l’histoire de vie arracherait un semblant d’empathie et de solidarité même aux inconditionnels du « Quand tu veux, tu peux » et du « Botte-toi l’cul pis va travailler ! ». C’est bien beau le Purell et le lavage de mains, mais si cette saloperie entre dans nos milieux, ça va être la peste qui s’acharne à rendre malade le choléra.
Pour en revenir à mon histoire, il est maintenant 15 h 40. J’ai 25 $ dans les poches, montant que j’estimais suffisant pour acheter une quinzaine de revues, dont la vente m’aurait rapporté suffisamment pour acheter une meilleure quantité le lendemain et repartir ainsi la machine pour quelques jours. Car oui, on peut toujours se dire qu’on a plus ou moins la santé et que c’est vraiment pire pour les malades, mais la santé ça se négocie mal à l’épicerie, à la banque ou au dépanneur.
Et en attendant, il y a ma fille qui n’a plus d’école et qui me demande quand je pourrai lui verser la deuxième portion de l’allocation que je lui donne normalement chaque mois, il y a mon chien qui n’a plus de bouffe, il y a la compagnie de téléphone qui a déjà appelé trois fois pour se faire payer. Tant qu’à rester prisonnier de la maison, ça serait bien de pouvoir payer internet. Il y a ci, et il y a ça. Et à partir de 17h, ce mardi 17 mars, non seulement je ne pourrai plus me procurer mes revues au métro Berri, mais je ne pourrai plus me les procurer nulle part !
Repartir à zéro
L’Itinéraire pour les camelots, c’est sûr que ce n’est pas le Pérou et que ça n’a jamais payé un voyage autour du monde, mais c’est au moins l’assurance d’avoir ce petit revenu d’appoint qui fait la différence entre la rue et la survie pour certains ; et entre la survie et la précarité disons moins précaire et anxiogène pour d’autres. Vendre le magazine, sans garantie en béton, c’est de savoir qu’on va pouvoir aller chercher les quelques centaines de dollars qui manquent à une personne sur l’aide sociale pour un peu sortir la tête de l’eau, pour ne pas sombrer dans l’angoisse et avoir l’impression de se noyer.
Il est maintenant 16 h et j’ai réussi à emprunter 150 $ à un proche. Assez pour m’acheter une centaine de revues avant que le couperet tombe. Car pour moi, j’ai vraiment l’impression qu’on a sorti la guillotine. On me dit que les journaux de rue ont fait pareil en Europe ou que c’est pour éviter que les camelots ne soient contaminés ou en infectent d’autres. Sauf que j’ai juste l’impression que le support sur lequel je comptais depuis quelques années vient de me laisser tomber.
Les camelots de L’Itinéraire n’ont pas d’assurance, pas de back-up, pas d’économies. Ils n’entrent pas dans les bonnes cases des programmes d’aide car même s’ils sont des travailleurs autonomes, ils n’ont pas de réelles situations d’emploi à déclarer. Alors je fais quoi moi et ils font quoi mes camarades ?
On retourne d’où l’on est venu ? Faire la quête, la prostitution ou la « gamik » à la petite semaine ? Ça nous exposerait encore plus car cela va prendre au moins trois fois le temps que ça aurait pris pour avoir le même genre de petit revenu qu’en vendant le magazine. Avec la petite réserve que j’ai pu confectionner in extremis, je peux vivre encore quatre ou cinq jours. Je vais vivre de quoi après ? Aucune idée et au bureau de L’Itinéraire, même s’ils font leur possible, ils n’en ont aucune idée non plus !
Évidemment, nous comptons sur votre solidarité.