Dans les couloirs du sous-sol du cégep Édouard-Montpetit, un calme monastique règne. Une trentaine d’élèves s’affairent à dessiner gracieusement le contour d’une pièce de bois à couper, certains font des essais de teinture et de vernis tels des alchimistes, tandis que d’autres apprennent les essences de bois. Ils sont tous ici pour la même raison: devenir luthier. L’Itinéraire est allé à la rencontre de Pier Bergeron, luthier et directeur général de l’École de lutherie Bruand.

Au son des suites de Bach ou du Stabat Mater de Boccherini, Pier Bergeron rabote, sable, colle et décolle les violons et violoncelles qui atterrissent dans son atelier pour se faire soigner. Dans l’ambiance musicale mélancolique et spirituelle qu’il préfère pour s’adonner à ce métier vocationnel, il prendra le temps et les soins requis pour restaurer, fabriquer et réparer ces instruments «qui ont une âme» et qui riment avec pureté et élégance.

Dans son petit monde sur la Rive-Sud de Montréal, le luthier traite uniquement les instruments de la famille des violons – alto, violon, violoncelle et contrebasse – et aucun son de machinerie vient perturber le «cello» qui résonne puisqu’ici tout est fait à la main. La seule différence entre Pier Bergeron et Antonio Stradivari au 17e siècle? « Lui travaillait avec une chandelle et moi, avec une lampe », dit celui qui œuvrait dans la construction avant d’ajouter une corde à son archet.

Maître et apprenti

Pier Bergeron partage sa passion pour la lutherie avec celle d’enseigner et de transmettre. C’est ce qui l’a poussé à faire un baccalauréat en enseignement il y a quelques années pour finalement devenir le directeur général de l’École de lutherie Bruand, affiliée au cégep du Vieux-Montréal.

En pleine rentrée scolaire, la petite équipe de professeurs et lui accueillent présentement les élèves de première, deuxième et troisième années, qui arrivent toutes et tous de milieux différents. Lise, infirmière de formation, vient ici pour préparer son projet de retraite. À ses côtés, il y a Xavier, fraîchement sorti du secondaire. D’autres ont un bagage de musicien, d’acteur, ou encore d’ébéniste.

À l’image du maître et de l’apprenti, ils seront formés ici par des luthiers professionnels et expérimentés. Du fabricant de guitares classiques Hugues Lefort au vieux routier autodidacte René Wilhelmy, sans oublier Daniel Fiocco, luthier et designer vedette pour les guitares Godin, chacun des chargés de cours du cégep accompagne ces apprentis luthiers vers leurs premières pièces. Avant d’en arriver là, ils devront user de qualités nécessaires au métier: « Avant tout, la persévérance, dit Hugues Lefort. C’est quelque chose que tu vas faire toute une vie. Après, l’organisation et la structure de ton travail seront essentielles. Ici ils gèrent un ou deux projets à la fois, mais dans la réalité tu dois respecter des deadlines et départager ton temps entre fabrication, restauration et réparation ».

Comprendre l’arbre

Chaque pièce de bois d’un instrument fait à la main est unique. Et le rôle du luthier est de comprendre dans ses moindres détails les caractéristiques et le potentiel de chaque planche. Son travail débute donc par la sélection capricieuse de son bois en fonction de la mécanique et de l’esthétique recherchées. « Le grain, la veinure, dit Pier Bergeron. Mais aussi l’essence et la couleur. »

Dans les premières semaines d’automne, les nouveaux étudiants du programme commenceront par la base: comprendre l’arbre. «Comment c’est fait un arbre? C’est quoi le sens des pièces qu’on veut. Ça change si tu dois faire un manche, une table d’harmonie ou les éclisses du contour, explique M. Bergeron. On les emmène visiter une scierie pour qu’ils comprennent qu’à la base, un arbre c’est rond. » Ils apprendront sur le terrain ce que veut dire le «sens du grain» et «bois durs et les bois mous», tout un univers langagier propre aux métiers du bois en général.

Pour fabriquer un violon, Pier Bergeron utilisera trois essences de bois. L’ébène pour la touche sur le manche, l’érable pour le contour et le dessous, et enfin l’épicéa pour la table d’harmonie. Si plusieurs essences de bois peuvent être utilisées pour fabriquer une guitare, ce n’est pas vrai pour les violons. Un milieu «très puriste» et figé dans le temps, estime le luthier.

Faire son plan

De retour de la cour à bois, le luthier s’adonnera à la consultation de son plan et y découpera avec soin chaque pièce. Pour les guitares – ces instruments à cordes pincées – on utilisera banc de scie, perceuse à colonne, scie à ruban et ponceuses de toutes sortes pour arriver à ses fins. Pour les instruments aux cordes frottées par un archet: des rabots de grosseurs différentes, des couteaux à bois, des scies, des limes, mais rien qui nécessite de l’électricité.

« Pour une table d’harmonie d’un violoncelle, on part d’une pièce de deux pouces découpée grossièrement, explique Pier Bergeron. Après on doit sculpter la forme des petites voûtes avec une gouge. Lorsqu’on fabrique une guitare, on travaille avec des surfaces plates, tandis que pour le violon ou le violoncelle, toutes les formes sont rondes et ondulées. Tu vas avoir 200 mesures à peu près, toutes différentes, passant de 3,4 millimètres ici, 3,2 juste à côté et de 4,6 pour une partie différente de l’instrument. » Un processus qui demande minimalement 200 heures de travail.

Finition

Deux élèves sont assis silencieusement dans la salle de cours de finition du luthier René Wilhelmy. Un ratio d’un professeur pour deux élèves qui débutent leur troisième et dernière année. Les fioles éparses sur la table avec des pièces de bois servant à effectuer les tests de couleurs et de vernis laissent croire à un laboratoire scientifique.

« On entre dans cette étape du procédé et on commence à regarder des approches de finitions de type vernis au tampon, explique René Wilhelmy. C’est un ancien procédé qu’on retrouvait beaucoup sur les meubles de haute qualité en France au 16e et 17e siècles. On arrive à créer un vernis avec de la gomme laque et ça ne se décomposera pas comme ça peut arriver avec des éléments synthétiques.» On utilise uniquement de la gomme laque, une résine naturelle produite par un animal, la cochenille, qui peut aussi donner une couleur naturelle aux instruments.

Impossible de déjouer le professeur et luthier, il reconnaîtra à l’œil et au toucher si c’est une finition synthétique ou naturelle.

L’étape de la finition est la dernière et vise à donner tout le lustre nécessaire à l’instrument. Certains luthiers même se spécialisent strictement à cette étape finale: «Avant on voyait ça dans le monde de la restauration de violons antiques, mais maintenant on voit des postes spécifiques à la finition, même dans le monde des guitares parce qu’il y a une demande pour ce look vintage et rustique », souligne M. Wilhelmy.