Je ne pourrais pas vous dire depuis combien de temps Joseph est là. Je débarquais  à Montréal dans mon premier appartement, sur la rue Dorion. J’avais tout juste 20 ans. À cet âge-là, on ne réalise pas l’importance de l’épicerie du coin. Parce qu’on vient de la région, parce qu’à l’épicerie on y va toujours en char. À 20 ans, jeune universitaire intéressée par tout ce qui n’est pas l’université, j’y allais souvent à l’épicerie. Quand c’était pas pour nous acheter un six pack, c’était pour changer nos canettes. Acheter un poulet déjà fait, de la litière pour le chat, des gros sacs noirs pour la poubelle dehors.

Souvent, je te dirais même la plupart du temps, Joseph était là. Il y vendait, déjà à cette époque, en ce siècle de jadis tant qu’à y être, le journal L’Itinéraire que je lui achetais de temps en temps. Le pauvre journal qui, je dois dire, passait plus de temps à traîner chez nous qu’à être lu.

Joseph, il était là quand il pleuvait, quand il faisait frette, quand l’hiver tempestait. Tout le temps, il était bienveillant, souriant et gentil. Et ce n’étaient pas toutes de bonnes journées pour moi, cachée derrière mes lunettes de soleil rotant la brosse de la veille ou de l’avant-veille… Joseph, il était toujours fin. J’ai vite compris que c’était son travail que d’être camelot. J’ai trouvé ça honorable, même quand on est jeune. Parce qu’ici, il y a de plus en plus de gens qui demandent pour rien. Et que lui travaillait fort, à journée longue, avec une énergie lumineuse.

Joseph a commencé à me faire du bien dans mon coeur. Parce qu’on s’attache. Parce qu’on vient du Saguenay, parce qu’on est du monde de famille et que Joseph, il nous fait sourire même quand il pleut.

Je l’ai aimé, un peu de loin, comme ça, pendant quelques années.

Je me souviens du jour où mon coeur a connecté avec le sien. Ça m’a pris du temps, à moi, parce que le sien étant déjà aimant depuis longtemps. Il avait écrit dans L’Itinéraire. Une page au complet. Il racontait son histoire. Comment, à un moment, il s’était retrouvé en situation d’itinérance et qu’il  avait connu l’enfer de la consommation. Il racontait les liens avec sa famille, pas toujours faciles, et comment quelques bad luck lui avaient tout fait perdre du jour au lendemain. Ça m’a rentré dedans comme un truck. Comme les gros trucks qu’il conduisaient avant. Son écriture était unique, tout comme son histoire. Il écrivait avec une telle transparence, à l’encre de son coeur grand ouvert. Je me suis dit que le gars n’avait pas eu de chance et que moi j’en avais eu pas mal. Malgré nos épreuves, parce qu’on en a tous. Sa résilience a rencontré la mienne. Elle lui a tendu la main.

Depuis plus de 18 années maintenant, Joseph il fait partie de ma vie. Je le vois encore à chaque semaine. Il vend L’Itinéraire, avec le même sourire. Trois piastres au lieu de deux astheure, parce que tsé, tout augmente. Avec le temps, on s’est ouverts de plus en plus. C’est devenu bien plus qu’un camelot, c’est mon ami.

Malheureusement, depuis quelques années sa santé lui donne un peu plus de fil à retordre. Malgré qu’il a souvent des rendez-vous à l’hôpital, il est encore là, sur le coin, à travailler fort et vendre le journal tout le reste du temps. Il est optimiste et plein de lumière. Il fait ce qu’il faut, il ne lâche pas.

Il célèbre, en ces jours-ci, sa première année d’abstinence complète. Plus de cigarettes, même si des fois « maudit que ça  sent bon » qu’il dit. Plus un verre, plus rien. Parce que c’est mieux pour sa santé. Parce qu’il veut être là encore longtemps. Parce qu’il nous fait du bien dans le coeur, devant l’épicerie, à nous vendre L’Itinéraire et en changeant le monde avec tant de bienveillance. Et ça, c’est le plus beau cadeau qu’il peut nous faire. D’être avec nous encore longtemps. Ben ben longtemps.

-Emily Minier,  décembre 2024

Carte-repas : un repas, du réconfort.


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