Je dis souvent que L’Itinéraire a été pour moi une manière de planche de salut – presque autant que pour les camelots qui y trouvent leur dignité. À l’époque où Serge Lareault m’a approchée pour lire les textes des camelots et décerner des prix aux meilleurs d’entre eux, nous étions à la fin des années 90 et je flottais sur un nuage d’or. J’étais le parfum littéraire du jour, les reconnaissances et les éloges me pleuvaient sur la tête, et je n’étais pas loin de me convaincre que cet éphémère feu d’artifice constituait la vie normale.
L’Itinéraire m’a fait tomber sur terre. Non seulement sur terre il y avait des malchanceux et des déchirés par en dedans, mais il y avait aussi des pleins de talent et de courage bravant tous les jours leurs nuages noirs. Et qui écrivaient sans masque parce qu’ils n’avaient plus rien à gagner ou à perdre.
Ceux-là ne deviendraient jamais le parfum littéraire du jour, mais tous les jours ils témoigneraient qu’il y a une grande beauté à dire la vérité de la rue.
De fil en aiguille, ma « job » de jurée est devenue permanente, me gardant sans cesse en contact avec les cris du cœur et les aveux coups de poing, les perles de sagesse et les récits pétris d’humour de tous ces écrivains qui s’ignorent. Lorsque des « piliers » de L’Itinéraire (Josée Cardinal, Pierre Saint-Amour…) assistés de Simon Posnic, m’ont intégrée à leur projet de colliger les meilleurs textes de la revue depuis ses débuts pour en faire un recueil, j’ai su tout de suite que l’aventure serait enthousiasmante. Recevoir soudain en pleine face 25 ans de paroles sans filtre et sans édulcorant, de mots intenses qui disent la difficulté et la force de la vie constituait une expérience chavirante u2014 et une lecture vertigineuse, qui a donné un livre vertigineux. Sentinelles le bien nommé est paru en 2017 et est devenu presque instantanément un best seller. Et il aura très bientôt un petit frère.
Sous les textes, il y a des plumes fortes, d’autres aériennes, des égos pointus et d’autres émoussés, des esprits rebelles et d’autres amoureux, et il y a surtout du vrai monde. Je me suis habituée à beaucoup d’entre eux au fil des années, j’ai ri et j’ai été émue par leurs frasques et leurs audaces dans les partys de Noël, j’ai admiré leur style, leur force de caractère et leur tête de cochon. Ça me cause toujours une manière de chagrin lorsque je ne les vois plus, lorsque je ne les lis plus. Car comme souvent dans les familles, L’Itinéraire rassemble des solitaires qui viennent y puiser de la force avant de repartir leur vie ailleurs. Ils partent, mais ils savent qu’une place au coin de la table leur est toujours gardée. Et des p’tits nouveaux se greffent à la famille, sans cesse, lui ajoutant de la couleur et des parfums inédits.
Dans le prochain Sentinelles que vous aurez bientôt entre les mains, vous découvrirez à quel point la famille est devenue universelle, rassemblant des sensibilités de tous les continents – ou presque.
Ils me considèrent comme leur « marraine », ces grands enfants de L’Itinéraire, et cela est pour moi un velours et un honneur qui vaut bien des prix littéraires. Il me semble pourtant leur avoir donné si peu, au fil des années. J’ai bien écrit pour eux deux ou trois chroniques, récemment deux préfaces, rédigé un conte de Noël (le meilleur de ma vie, sans me vanter), me suis prêtée à deux ou trois entrevues, en ai initié une, ai joué au Camelot d’un jour deux fois et bientôt trois, et le reste du temps, je n’ai fait que les lire et les aimer.
Mais c’est peut-être tout ce qui importe, au fond. Les lire et les aimer.