Comme chaque année, plusieurs stations et journaux ont pris part à la traditionnelle grande guignolée des médias. Alors que l’inflation frappe de plein fouet et force les ménages à faire des choix impossibles quand vient le temps de faire l’épicerie, l’exercice est plus nécessaire que jamais. Reconnaître la pertinence des actes de générosité individuelle ne devrait pas nous empêcher de questionner le sens d’une journée comme celle de la guignolée et ses implications politiques. C’est exactement ce que voulait faire le Comité des Sans-Emploi (CSE) il y a 25 ans, le 3 décembre 1997, lors d’une manifestation devenue célèbre dite du « commando-bouffe au Reine-Elizabeth ».
Mordre la main qui te nourrit
Le CSE était un groupe de gauche militant basé dans le Centre-Sud, actif pendant une vingtaine d’années (1992-2011). Reconnu pour ses coups d’éclat et ses actions surprises, l’organisme s’est fait connaître pour ses campagnes pour le droit au logement, contre la pauvreté, le racisme ou la défense des plus précaires. Épuisés par une certaine logique beaucoup trop présente dans le mouvement communautaire selon laquelle il ne «faudrait pas mordre la main qui nous nourrit», ses membres décident en 1997 de dénoncer une certaine hypocrisie derrière la mise en scène de la charité-spectacle et sa récupération par l’appareil médiatique.
Car déjà il y a 25 ans, on entendait le même discours. Les banques alimentaires ne peuvent suffire à la demande, le visage de la pauvreté et de la faim a changé et désormais ce sont aussi des familles entières ou des travailleurs à temps plein qui doivent courir les ressources pour remplir leur assiette. Bref, il y a 25 ans c’était pire que 25 ans plus tôt et c’est encore pire 25 ans plus tard. Le message du CSE était alors on ne peut plus simple: «c’est bien beau l’esprit des Fêtes et les guignolées, mais la pauvreté sévit durant toute l’année. Ce n’est pas la pauvreté le problème, mais la non-distribution de la richesse et le capitalisme!»
Le 1% toujours plus 1%
Le 3 décembre 1997 donc, grand jour de guignolée, des dizaines de personnes décidaient de pénétrer dans le luxueux hôtel Reine-Elizabeth pour y dérober la totalité du buffet servi aux riches et insouciants clients attablés ce midi-là. Dans un scénario digne d’un film d’action, toute la bouffe disparaît en moins de deux aux mains de dangereux anarchistes qui s’empressent de se fondre dans la manifestation qui soutenait le vol en question, sans savoir précisément où et comment il aurait lieu. Tout le groupe se met aussitôt en marche vers le centre-ville, l’ensemble du butin étant partagé en parts à peu près égales entre les membres du commando, les manifestants solidaires et les nombreux sans-abri croisés en cours de route.
L’événement crée bien sûr toute une commotion. Des restaurateurs et clients bourgeois outrés jusqu’aux «vivats» de solidarité, on retrouve pratiquement toute la gamme de réactions possibles. En premier lieu, l’anti-émeute qui ne l’entend pas de cette oreille et qui procède à l’arrestation de 108 personnes (pour une vingtaine de «voleurs»). Cela marquera d’ailleurs le premier épisode d’une longue tactique de répression dite de la souricière, ou arrestations de masse, heureusement presque terminée aujourd’hui (après au moins 10000 arrestations). Les médias aussi en ont fait « tout un plat », le Journal de Montréal allant jusqu’à titrer: «Les manifestants de la faim dans le panier à salades». Chez les philanthropes patentés, la condamnation est quasi unanime alors que dans les rangs communautaires, on retrouve autant des salutations devant une action qui brasse enfin un peu la cage qu’une condamnation lâche et hypocrite devant ce banditisme de grand chemin.
Alors que le fossé séparant l’extrême richesse de l’extrême pauvreté (qu’on croyait à son paroxysme il y a 25 ans) n’a jamais été aussi gargantuesque, alors que notre époque plus qu’aucune autre est totalement à la merci des communications, des symboles et des phrases-chocs, il me semble que des actions comme celles du CSE manquent cruellement aujourd’hui. Si la politique moderne est une affaire de spectacle, rien n’est plus intemporel et universel que la plainte des ventres creux et la souffrance des affamés.
Les propos exprimés dans cette chronique n’engagent que l’auteur.