« Les enfants : c’est pour ça qu’on reste, c’est pour ça qu’on part »
La journaliste Marie-Ève Bédard (Radio-Canada /CBC) couvre, entre autres, les guerres à l’étranger depuis de nombreuses années. Elle était au Liban en 2020 au lendemain de l’explosion dans le port de Beyrouth (photo à la une du magazine). Depuis, elle s’est rendue à plusieurs reprises en Afghanistan et en Ukraine.
Peu encline à s’épancher sur sa propre expérience ou de parler au «je», elle préfère donner la parole aux femmes qu’elle a côtoyées lors de ses affectations.
Elle a interviewé ces femmes qui vivent «au front», dans des zones de conflits majeurs. Elle nous explique ce qu’elles endurent dans ces conditions extrêmes.
Comment font ces femmes pour survivre quand tout autour d’elles s’écroule, comme en Ukraine ?
Dans un pays en guerre, les hommes sont partis au front, laissant les femmes seules. Mais elles savent qu’elles doivent rester courageuses. En Ukraine, il y a aussi plusieurs femmes militaires au front. Sauf qu’en discutant avec elles, je me suis rendu compte que ces femmes avaient été seules «au front» domestique toute leur vie. La vie les a rompues au combat. Ces femmes sont hyper fortes, en temps de guerre, mais aussi en temps de paix.
J’ai rencontré à Boutcha, en banlieue de la capitale Kyiv, une famille de trois générations de femmes qui vivent seules depuis toujours, même si des hommes sont passés dans leur vie.
L’arrière-grand-mère a eu un mariage d’amour: c’était magnifique de l’entendre raconter la relation qu’elle a eue avec son époux. Sauf que le couple travaillait à Tchernobyl, la ville même où un réacteur nucléaire a explosé. Il est mort peu de temps après, la laissant seule pour s’occuper de leur fille. Il y a beaucoup de tels cas de femmes qui sont soit veuves ou divorcées en Ukraine et en ex-Union soviétique. D’ailleurs, c’est toute la vie qui est difficile dans l’ex-URSS. Ce n’est pas une vie qui prend soin de toi, de ta retraite, etc. Ils ont très, très peu de filet social, les pensions sont minuscules par rapport à ce que nous avons.
Dans cette famille, les femmes ont géré leur vie complètement seules ; elles exercent des métiers difficiles, souvent traditionnellement masculins et peu payants. Si tu regardes les édifices dans lesquels elles vivent…
En mars 2022, elles ont dû faire face à l’arrivée brutale de soldats de l’armée russe. Des centaines de civils ukrainiens ont péri dans leur banlieue.
Dans un appartement sans électricité qu’elles refusent de quitter, ces trois générations de femmes sont encore là. Elles se sont tenues ensemble. Et puis pendant que les hommes sont au combat ou sont tués, ce sont les femmes, dont plusieurs très âgées, qui ont dû subir les assauts des soldats russes pendant l’occupation de mars dernier. Elles ont été intimidées, menacées, violées pendant qu’elles «gardaient le fort».
Comment peuvent-elles supporter une telle suite de chocs?
La résilience! Elles vivent toutefois des moments de bonheur, elles plaisantent entre elles, elles sont généreuses, elles vont se visiter, mais j’ai aussi l’impression qu’elles se disent qu’elles ne font que ça, survivre. Elles se retrouvent toutes à l’extérieur pour faire la cuisine. À l’intérieur, il fait bien trop froid. Ou autour du thé pour se donner un peu de courage, se remonter le moral. On peut dire que oui, ce sont des vies qui servent uniquement à passer au travers.
C’est à la chandelle que la mère, la grand-mère et l’arrière-grand-mère préparent le goûter pour le jeune garçon de la famille, ou qu’elles lui font faire ses devoirs pour qu’il réussisse à l’école. Comme bien des femmes ailleurs, les Ukrainiennes se tournent vers la jeune génération pour tenter de lui offrir un peu plus.
Autre cas déchirant. Des orphelins, dont les enfants ouïghours, cette minorité musulmane persécutée par la Chine, sont envoyés en Turquie, seuls. La journaliste explique ce qui pourrait les attendre.
Très honnêtement, j’ai du mal à être optimiste pour ces enfants-là. Quand on voit les enfants ouïghours qui se sont retrouvés dans la lointaine Turquie, qui ont été arrachés de leur pays pour les protéger et les mettre à l’abri lorsque les parents disparaissent ou qu’ils sont emprisonnés ou assassinés. En fait, les Ouïghours forment une communauté très militante et soudée à l’extérieur de la Chine. Ces enfants-là ne sont pas complètement laissés à eux-mêmes, une communauté va en prendre soin.
Mais ces enfants n’ont connu que des conflits. J’ai du mal à voir qu’ils puissent grandir sans ressentiment, sans colère, sans haine. J’espère que c’est possible, vu ce qu’ils ont connu, mais moi j’ai du mal à l’imaginer.
Vous venez de lire un extrait de l’édition du 1er mars 2023. Pour lire le texte intégral, procurez-vous le numéro de L’Itinéraire auprès de votre camelot.