Le fleuve Saint-Laurent est réputé pour être l’un des cours d’eau les plus difficiles à naviguer au monde. Ses forts et imprévisibles courants de marées, ses écueils, son chenal étroit, ses brouillards et la saison glaciale compliquent le trajet des marins qui l’empruntent. Chaque bateau de plus de 100 mètres qui entre dans son embouchure pour se rendre à Québec, au Saguenay ou à Montréal doit accueillir à bord un pilote qui le connaît par cœur. Ils sont 76 au Québec à exercer le métier de pilote du Saint-Laurent.
Il faut remonter à 1640 pour que soit nommé le premier pilote du Saint-Laurent, Abraham Martin que Louis XIII a mis en poste pour éviter les nombreux naufrages qui se produisaient à l’époque de la Nouvelle-France. Depuis maintenant quatre siècles que les capitaines qui s’aventurent sur « ce grand cours d’eau », comme l’appelait les Iroquois, doivent céder les commandes aux pilotes brevetés du Saint-Laurent. Séparé en trois zones, des Escoumins à Québec, de Québec à Trois–Rivières et de Trois-Rivières à Montréal, chaque pilote est expert de son trajet.
Et on comprend pourquoi: de 1851 à 1999, d’importants travaux de dragage ont fait passer la profondeur du fleuve de 4,5 mètres à 11,3 mètres de profondeur entre Québec et Montréal. Et à certains endroits, le fleuve ne faisait pas 1 mètre de profondeur !
Entre les Escoumins et Québec, un chenal de 12,5 mètres a été creusé sur 25 kilomètres et le niveau de l’eau peut fluctuer à des marées de presque 16 mètres.
Le capitaine Simon Pelletier fait la route entre les Escoumins, le fjord du Saguenay et Québec depuis 25 ans. Après avoir navigué sur toutes les mers du monde, il décide, en 1994 d’entreprendre le difficile parcours qui mène au titre de pilote du Saint-Laurent. L’itinéraire s’est entretenu avec lui.
Prendre le large
Simon Pelletier ne vient pas d’une famille de matelots. Le fleuve, il l’a adopté lorsqu’il pêchait, adolescent, dans le fleuve à la hauteur de Saint-Constant. Une fois son secondaire terminé, il a mis le cap sur l’Institut maritime du Québec à Rimouski, le seul centre de formation francophone en navigation en Amérique du Nord.
Après quatre ans d’études, de stage et de temps de mer comme cadet de navigation, il a gravi les échelons et a commencé à naviguer comme officier pour ensuite devenir capitaine. À 30 ans, le capitaine Pelletier avait déjà navigué vers l’Italie, la France, l’Espagne, le Portugal, en mer de Chine, à Hong-Kong, à Singapour, porté des pétroliers vers l’Afrique, traversé le canal de Suez, et quoi encore !
Après une dizaine d’années à faire le tour du monde, il a postulé pour devenir pilote pour la Corporation des pilotes du Bas Saint-Laurent. Après deux ans d’apprentissage, sorte de probatoire, il obtient son brevet en 1996. « C’est très rare de devenir pilote en bas de l’âge de 35 ans, lance-t-il au bout du fil. J’ai gradué à 32 ans après 15 ans de navigation, c’est jeune ».
Depuis 26 ans, il fait la route une semaine sur deux quand il n’assume pas son rôle de président de l’Association internationales des pilotes maritimes (AIPM), pour lequel il vient d’être nommé pour un troisième mandat.
Comme James Bond
Monter à bord d’un navire n’est pas de tout repos ! Lorsqu’un paquebot franchit les eaux à la hauteur des Escoumins, le pilote Simon Pelletier embarque dans un petit bateau qui va à sa rencontre. Au milieu de la mer, parfois le jour, parfois la nuit, il doit passer du bateau-relais au paquebot en agrippant une échelle qu’il devra monter pour rejoindre l’équipage à bord. « On réduit la vitesse entre 5 et 8 nœuds — environ 12 kilomètres à l’heure — on se met à côté du bateau et je monte dans l’échelle une fois que le bateau-relais est synchronisé sur lui », explique Simon Pelletier.
Une étape qui n’est pas sans rappeler un bon film d’action à la James Bond. « Le plus périlleux c’est l’état du fleuve. Aux Escoumins, tu es en mer, il peut y avoir des vagues de quatre mètres et de forts vents. Il faut embarquer coûte que coûte, c’est la partie dangereuse, dit calmement le pilote avant de poursuivre. L’hiver amène son lot de problèmes, il peut y avoir de la neige et de la glace sur les échelles. On a des gros gants, des gros manteaux, c’est plus difficile de faire la montée ».
Une fois sur le pont, le pilote se joindra à l’équipage issu de partout dans le monde, et où il s’échange très peu de mots, en anglais, sinon ce qui est strictement nécessaire à la tâche. « On ne connaît pas toujours la compagnie ni le navire. On ne sait jamais à quoi s’attendre. J’ai rencontré beaucoup de Philippins, de Russes, d’Ukrainiens, d’Indiens… » raconte Simon Pelletier.
Il partagera la route avec l’équipage pour un trajet qui dure en moyenne de 9 à 10 heures. Certains trajets sont plus longs et d’autres plus courts, selon l’état des eaux. Ils sont toujours deux pilotes à bord, surtout pour les chiffres de nuit: « On fait quatre heures chacun, on s’échange le temps de pilotage comme ça ».
Points de repère
Si la profession a bien changé, notamment dû aux développements technologiques, Simon Pelletier est convaincu que ces nouveaux outils ne remplaceront jamais le pilote expérimenté. « Même si la fonction de pilotage automatique existe depuis 50 ans dans notre métier, il va toujours falloir une intervention humaine pour gérer les impondérables », explique-t-il. Le pilote venait d’ailleurs de terminer une rencontre avec l’Association internationale des pilotes maritimes sur l’avenir de la profession en lien avec l’autonomisation de conduite des véhicules.
Même qu’en dehors de tous ces outils disponibles, le pilote à ses points de repères visuels dont il se sert constamment dans sa profession. Des clochers d’église alignés qui dictent les manœuvres à faire, une pointe de terre au loin qui donne la position exacte, une roche qui rappelle le danger, tous les pilotes du Saint-Laurent ont développé leurs repères au fil de l’histoire.
« Quand j’embarque à Québec et que je veux passer au sud de l’Île d’Orléans, quand je vois le Complexe G se détacher de l’hôtel Concorde, quand ils s’éloignent, je peux tourner 50 degrés, offre en exemple le capitaine qui en a plusieurs autres comme celui-ci. C’est un coup d’œil qui nous donne toutes les informations qu’on cherche, sans regarder les radars et les cartes électroniques ».