Des coiffes amérindiennes portées comme un accessoire de mode dans les festivals, des capteurs de rêves made in China ou l’utilisation de motifs autochtones par de grandes marques de vêtements : depuis quelques années, les cas d’appropriation culturelle sont légion, et les cultures autochtones en sont les premières victimes.
Mais pour bien des consommateurs, difficile de distinguer intérêt pour la culture d’autrui, métissage de cultures et appropriation culturelle. Une difficulté qui tient, souvent, d’une méconnaissance du concept. Alors, de quoi parle-t-on ?
On invoque l’appropriation culturelle, lorsqu’un membre d’une communauté dominante utilise un élément d’une culture dominée pour en tirer un profit artistique ou commercial. Par exemple, Natasha St-Pier a été vivement critiquée, en 2015, pour avoir utilisé des symboles autochtones, dont une coiffe d’inspiration amérindienne, dans son vidéoclip Tous les Acadiens. De même, la marque américaine Urban Outfitters, en commercialisant en 2011 des produits au design Navajo sans l’accord de cette nation, s’est attiré les foudres de nombreux militants.
S’approprier une culture dominée
La question du rapport de force est fondamentale pour distinguer métissage et appropriation culturelle. Pour qu’il y ait appropriation culturelle, il faut que la marque, l’artiste ou le consommateur qui s’approprie tel ou tel élément soit issu d’une culture dominante, avec le pouvoir et l’influence que cela implique. C’est le cas d’Urban Outfitters, entreprise milliardaire présente dans une dizaine de pays ; c’est aussi le cas de Natasha St-Pier, du fait de sa position d’allochtone, a fortiori célèbre. Dans les deux cas, le déséquilibre est flagrant.
Au contraire, on ne parlera pas d’appropriation culturelle si un artiste autochtone décide, par exemple, de faire du rap. De fait, ce genre musical est né dans les ghettos américains, où les habitants ont subi des oppressions très similaires à celles vécues par les peuples autochtones. « Dès le départ, le hip hop a été un outil pour les minorités opprimées, explique André Dudemaine, Innu et directeur du festival Présence autochtone. S’il est aujourd’hui utilisé par certains artistes autochtones au Canada ou par les jeunes des ghettos d’Amérique latine, disons que c’est une appropriation souhaitable », affirme-t-il.
Appropriation économique
Alors quel est le problème ? Après tout, beaucoup avancent qu’en utilisant ces symboles, Natasha St Pier ou la marque Urban Outfitters font la promotion de l’art autochtone. Sauf que dans les faits, l’impact de tels comportements est catastrophique, à différents niveaux.
D’abord, un tel usage engendre souvent un manque à gagner important pour les peuples dont la culture est appropriée. Dans le cas de la nation Navajo, Urban Outfitters n’avait pas prévu de reverser le moindre sous sur les bénéfices réalisés. De même, les objets « autochtones » fabriqués en Chine, que l’on se procure aisément dans le Vieux-Montréal, ne rapportent rien aux nations concernées.
« C’est du vol intellectuel, explique Melissa Mollen-Dupuis, Innue et militante de la cause autochtone. Or, c’est très difficile à protéger par le droit, car nos cultures évoluent sans arrêt ». En somme, il faudrait déposer un brevet pour chaque nouveau motif et pour chaque nouvel objet créé, ce qui relève du casse-tête.
À ce titre, en juin 2017, plusieurs communautés amérindiennes ont demandé à l’ONU d’interdire officiellement l’appropriation culturelle.
La perte de sens
Au-delà de la dimension économique, l’appropriation des cultures autochtones pose le problème de la perte du sens associé initialement aux objets. « Il y a des gens qui achètent des capteurs de rêves parce que c’est cute, sans comprendre la signification qu’ils ont, souligne Melissa Mollen-Dupuis. De même, il y a des marques de chaussures qui ont commercialisé des mocassins en reproduisant, d’après archives, des motifs de perles créés par des autochtones. Malheureusement, ils n’ont pas pris en compte le fait que ces designs servent à identifier des familles ou des nations. »
Une manière abusive de consommer la culture de l’autre qui a pour conséquence de l’affaiblir et de la galvauder. « C’est encore plus grave lorsque l’objet dispose d’une signification symbolique ou spirituelle importante. Par exemple, le fait que certains consommateurs se soient emparés de la coiffe de plume d’aigle pour en faire quelque chose d’anodin, c’est d’une grande violence symbolique pour un peuple opprimé », déplore André Dudemaine.
De l’irrespect à l’oppression
Plus généralement, le fait que divers acteurs issus du groupe dominant s’approprient à l’envie des éléments de la culture autochtone correspond, pour beaucoup, à une énième manifestation de la domination coloniale subie par les peuples autochtones. « La question de l’appropriation culturelle est intimement liée au génocide culturel qui s’est déroulé en parallèle, explique André Dudemaine. C’est-à-dire qu’au moment où l’on a refoulé l’Indien hors de la ville, dans une réserve et où l’on a cherché à faire disparaître sa langue et sa culture, on a aussi construit une image de lui, qui est une allégorie de la sauvagerie. »
En proposant sa propre version de la culture autochtone, la culture dominante a ainsi fabriqué et diffusé une vision simpliste, souvent raciste, de ce que Melissa Mollen-Dupuis appelle « l’Indien à plumes ».
Le dessin animé Pocahontas, une légende indienne, produit par Disney en 1995, est un exemple flagrant de ce phénomène. « En plus d’être niais, ce dessin animé raconte une histoire qui ne s’est pas passée comme ça », déplore André Dudemaine.
Si Pocahontas a vraiment existé, son histoire est très différente. Le problème, c’est que dans le dessin animé, celle-ci ressemble beaucoup à une publicité vivante pour la colonisation. « Présenter Pocahontas comme une espèce de poupée Barbie qui attend le conquérant à bras ouverts, c’est un cliché colonial offensant. »
Un stéréotype qui a marqué, depuis la sortie du dessin animé il y a plus de vingt ans, l’imaginaire de centaine de milliers d’enfants, à travers le monde. Face à cette puissance de frappe dont dispose la firme américaine, difficile, pour les cultures autochtones, de rétablir les faits.
Avancer
Cependant, si l’on parle autant d’appropriation culturelle aujourd’hui, c’est que la cause avance. « L’appropriation culturelle n’est pas vécue de la même manière par toutes les générations d’autochtones, souligne Melissa Mollen-Dupuis. Ma génération et celle d’après sont beaucoup moins tolérantes en la matière. De fait, mes parents font partie de ceux qui ont été dans les pensionnats et qui ont dû se battre pour que le gouvernement reconnaisse ce qu’il avait fait. Ils n’avaient pas le temps de se préoccuper d’une tête d’indien cousue sur un chandail de hockey. »
Alors, que faire si l’on souhaite s’associer au combat de ces jeunes générations ? Pour André Dudemaine, le minimum, c’est de s’abstenir d’encourager les entreprises qui font de l’appropriation culturelle. « J’invite aussi les gens à s’intéresser aux cultures autochtones et à aller à la rencontre d’artistes qui incarnent un très riche héritage. Et puis, pourquoi ne pas acheter des vêtements et des objets réalisés par des designers autochtones ? »
Sur ce dernier point, Melissa Mollen-Dupuis et André Dudemaine sont unanimes : il ne s’agit pas, lorsqu’on est allochtone, de ne rien posséder qui soit de nature autochtone, mais plutôt de se renseigner sur la symbolique et de s’interdire de posséder des objets tels que la coiffe de plumes.
« De même, si un individu décide de fabriquer ses propres objets d’inspiration autochtone [sans les commercialiser !], je lui recommande d’évoquer leur origine, poursuit Melissa Mollen-Dupuis. Par exemple, moi je fabrique des paniers qui ne sont pas issus de ma culture. Mais je précise toujours que c’est une dame Abénaquis qui m’a enseigné cette pratique. » Un geste puissant, qui permet de se soustraire à l’appropriation culturelle pour célébrer une version plus souhaitable : le métissage culturel.
Trop tard ?
Pour autant, n’est-il pas trop tard ? À l’heure où les artistes autochtones trouvent davantage de place pour exister dans les manifestations artistiques, le patrimoine visuel dans lequel ils doivent puiser n’a-t-il pas été trop déprécié, trop galvaudé, par une utilisation massive et caricaturale ?
Non, répond André Dudemaine avec vigueur. Selon lui, les comportements évoluent et l’industrie dominante fait des efforts. « Le festival Osheaga, par exemple, a interdit le port de coiffe amérindienne. De même, dans le dernier film de François Girard, [Hochelaga Terre des âmes], tous les acteurs autochtones sont joués par des autochtones, et ce jusqu’au moindre figurant. »
Pour M. Dudemaine, nul doute que le salut viendra des artistes autochtones eux-mêmes. « La meilleure façon de combattre l’appropriation culturelle, c’est de faire émerger une expression contemporaine autochtone, conforme à nos traditions visuelles, mais dont l’imagerie ne renvoie pas à des figures galvaudées. » Une manière, en somme, d’avoir une longueur d’avance et de ringardiser ceux qui tenteraient encore de s’approprier la culture d’autrui.