Invitée d’honneur au Salon du livre de Montréal 2019, Antonine Maillet nous a reçus dans son beau condo à Westmount. Accueillante et chaleureuse, elle nous a tout de suite mis à l’aise, malgré notre nervosité ressentie à l’idée de rencontrer cette légende vivante de la littérature francophone.

Quand nous l’interrogeons sur l’état de la francophonie au Canada, Antonine Maillet se dit optimiste. D’entrée de jeu, elle fait une distinction entre les Acadiens et les autres francophones du Canada, car l’Acadie est la première colonie européenne à s’établir en Nouvelle-France, quatre ans avant la fondation de la ville de Québec. Elle mentionne également que le Nouveau-Brunswick est la seule province à être officiellement bilingue. Notons que si le Nunavut n’est pas une province, ce territoire est officiellement trilingue.

Antonine Maillet avait à peine 10 ans quand le gouvernement du Nouveau-Brunswick a proclamé que la langue officielle de la province était l’anglais. La population de Bouctouche, sa ville natale, était à 95 % francophone contre 5 % anglophone. « C’était le pire des temps pour étudier la langue française en Acadie », affirme-t-elle. Elle admet qu’avec le gouvernement actuel au Nouveau-Brunswick, et ceux d’autres provinces comme l’Ontario, la lutte est encore difficile pour tous les francophones du Canada, mais elle croit « qu’on peut la gagner ».

Fierté acadienne

En 1604, les Acadiens étaient maîtres chez eux. Un paradis, selon Antonine Maillet : « Ce n’était pas un pays pauvre. Ce n’est pas pour rien que les Anglais nous ont chassés et nous ont enlevé notre coin de pays. Nous étions tous égaux et quand nous sommes revenus — en majorité des femmes parce que les hommes étaient à la guerre — nous étions tous pauvres. On avait perdu nos terres. En fait, on avait tout perdu. Cela a pris plusieurs années avant qu’on parvienne à bien vivre, mais ce qui nous a sauvés, ce qui a fait que nous étions indépendants, c’est l’éducation. » Selon l’écrivaine, l’Université de Moncton a plus fait pour promouvoir la culture acadienne que tous les discours des grands politiciens.

En 1979, Antonine Maillet gagne le prix Goncourt pour son roman Pélagie-la-charrette, qui se déroule après la déportation des Acadiens en 1755, un chapitre sombre de l’histoire canadienne. Le livre raconte l’histoire de Pélagie Bourg dite Le Blanc, qui retourne avec ses enfants sur les terres acadiennes à bord d’une charrette. Tout au long de sa route, d’autres Acadiens se joignent à elle et à son périple d’une durée de dix longues années.

Pour Antonine Maillet, ce prix a eu une grande importance dans sa carrière. C’était la première fois que le Goncourt était remporté par une auteure non européenne. Ce prix lui a apporté une grande liberté et la confirmation qu’elle pouvait écrire dans sa langue acadienne, qui est si riche, et a conservé d’anciens mots de la langue française qui ne se parlent plus ailleurs. Un Québécois lui a demandé un jour comment il se faisait que le prix Goncourt soit allé en Acadie et non au Québec. « C’était une gifle qu’il me donnait. Alors je lui ai répondu que le prix Goncourt n’a pas été donné à l’Acadie, mais à une écrivaine. »

L’origine de la Sagouine

Avant que La Sagouine devienne un livre, Antonine Maillet a habité en France durant un an et pour arrondir ses fins de mois, elle écrivait des textes sur sa vie là-bas. Elle envoyait ses mini-récits à la station de Radio-Canada à Moncton. Puis, à son retour, elle s’est établie à Montréal et a poursuivi sa collaboration avec la chaîne publique, sauf que raconter la vie montréalaise n’était pas très exotique pour les Acadiens. Alors une journée, Antonine Maillet s’est fâchée contre elle-même et elle s’est dit : « Les premiers mots qui sortiront sur ma feuille de papier seront les bons. Et ce fut la Sagouine qui a parlé. La Sagouine que je portais en moi depuis si longtemps. Alors j’ai écrit le premier texte en me disant : “ça passe ou ça casse”. Eh bien, j’ai reçu un appel téléphonique pour que j’écrive d’autres textes comme celui-là. Les Acadiens voulaient entendre la Sagouine parler. Il y a eu 16 textes en tout.» C’est ainsi qu’est née la pièce de théâtre qui a été jouée plus 2000 fois entre 1971 à 2013 et qui a été adaptée à deux reprises à la télévision (une première fois en 1976, puis de nouveau en 2006).

Quand Antonine Maillet parle de Viola Léger — elle précise qu’on prononce Légère et non Léger — elle semble un peu triste, car l’interprète de la Sagouine a perdu la mémoire. Il ne lui reste que la mémoire à court terme. L’auteure dit que Viola Léger a donné un corps et une âme à la Sagouine, cette femme qui « lavait le plancher des autres ».

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Le temps qui passe

Dans son plus récent livre Clin d’œil au temps qui passe, Antonine Maillet propose en quelque sorte une autobiographie, même si au départ, ce n’est pas ce qu’elle souhaitait faire. « Je ne voulais pas me mettre en scène. Ce n’était pas du tout mon but. J’ai voulu écrire mes souvenirs, comme un peintre qui lance des taches sur une toile, explique l’écrivaine. Seulement, un auteur ne peut parler d’autre chose que de ce qu’il connaît. Et ce qu’il connaît est ce qu’il a appris. Et ce qu’il a appris, c’est ce qu’il a vécu. » Donc, selon Antonine Maillet, il est difficile pour un auteur de ne pas parler de lui, même si l’œuvre n’est pas écrite à la première personne.

« Quand j’ai écrit la Sagouine, je parlais de moi aussi, poursuit-elle. C’était ma vision de la Sagouine. La différence entre Clin d’œil au temps qui passe et mes autres livres, c’est que je parle au “ je”. C’est la première fois. Parvenue à l’âge de 90 ans, je peux me permettre d’utiliser le “ je”. » Ce qui ne l’empêche pas d’être universel et de rejoindre l’autre. « Je me suis permis de le faire en me disant que c’était peut-être mon dernier livre, bien que je n’aime pas dire que c’est mon dernier livre. C’est mon plus récent.»

Clin d’œil au temps qui passe a été plus long à écrire que ses précédents livres. Antonine Maillet dit que plus elle avance en âge, plus elle est exigeante envers elle-même. « Vous savez, à l’âge de 20 ans, je me croyais déjà une écrivaine. J’écrivais, je ne me corrigeais pas beaucoup et j’envoyais mon manuscrit », raconte-t-elle. Pour l’auteure, devenir écrivain, ça s’apprend : « J’ai un doctorat en littérature, mais écrire, ça s’apprend à force d’écrire. Il n’y a pas un professeur qui peut te donner ton style d’écriture, tes sentiments. Il peut corriger tes fautes, mais c’est tout. C’est lorsqu’on n’écrit plus comme les autres, qu’on a trouvé son style et qu’on se rend inimitable que l’on est un écrivain

Un jour, le grand écrivain Marcel Dubé lui a raconté une anecdote: la première fois qu’il a voulu aller en France, il devait écrire sa profession sur son passeport. Il n’osait pas écrire «écrivain» et pourtant, il avait déjà écrit ses plus belles œuvres.

Pour la suite du monde

Lorsqu’on lui demande qui sont ses écrivains préférés, Antonine Maillet répond qu’elle aime bien se souvenir des hommes et des femmes qui l’ont influencée : « Quand j’étais jeune, celui qui m’a le plus marquée est Alphonse Daudet. Non pas qu’il soit le plus grand des écrivains, mais il a été mon premier maître. À l’école le vendredi, la maîtresse nous lisait Contes du lundi d’Alphonse Daudet et contrairement aux autres élèves, j’adorais ça. » Parmi ses auteurs préférés, il y a Rabelais, Racine, Molière, Proust, mais « le plus grand de tous c’est Shakespeare, déclare-t-elle. J’ai eu la chance de le lire dans sa version originale et il y a plusieurs mots français dans Shakespeare. Il a écrit au 16e siècle, époque où les aristocrates et la bourgeoisie parlaient français. De Shakespeare j’aime la musicalité et la beauté de sa langue, la profondeur de son propos, la justesse de son regard. Sa littérature est grandiose ! »

Même si elle ne peut pas oublier qu’elle a 90 ans, Antonine Maillet rêve encore comme si elle en avait 16. Elle aimerait beaucoup faire le tour du monde «avant de partir». Fière de sa santé, elle est très heureuse de nous raconter que deux médecins qui ne se connaissent pas lui ont affirmé qu’elle vivrait jusqu’à l’âge de 108 ans.

Comme tout le monde, elle dit bâtir sa vie au jour le jour. « Bien sûr, je suis moi aussi préoccupée par les changements climatiques et la négligence envers la planète. Je voudrais voir le jour où on aura triomphé de cette grande menace envers l’humanité entière. À l’âge de 10 ans, je rêvais qu’on triomphe du nazisme. Je crois qu’aujourd’hui, il faut être du côté de ceux qui veulent sauver la planète.»

Antonine Maillet a d’ailleurs un autre livre qui est presque prêt, mais elle hésite encore pour le titre. Elle nous en a mentionné un qui lui tente davantage que les autres, mais elle nous a demandé de garder le secret, puisqu’elle doit en parler avant avec son éditrice chez Leméac : « Ce sera des petites fables, comme celles qu’on racontait au Moyen Âge.» Une idée qui semble tout à fait appropriée pour cette grande dame qui est une «raconteuse » hors pair.

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