Il y a un proverbe chinois qui dit : À force de sourire, tu deviendras heureux. Le contraire pourrait aussi être vrai pour ceux et celles qui vivent avec la honte de sourire à pleines dents. Dur d’être heureux quand on dépense une fortune pour se faire soigner parce qu’on a mal ou parce qu’on ne s’aime pas devant le miroir. Pourquoi les soins dentaires ne sont pas couverts à 100 %, comme le reste des soins de santé, et pourquoi sont-ils si chers ? D’où vient cette séparation des dents du reste du corps dans notre conception médicale ? Quelles sont les conséquences sociales pour la personne qui a les dents croches, jaunies ou tachées ? En fait, depuis quand sourions-nous ? Toutes ces questions ont été soulevées pour ce dossier spécial sur les dents.
Une petite histoire de dents*
Eh non ! William Wallace joué par Mel Gibson dans Coeur Vaillant n’était peut-être pas aussi beau. Il n’avait probablement aucune dent en réalité. Comme bien d’autres films d’époque, cette représentation hollywoodienne des dents est erronée.
La première brosse à dents apparaît dans l’histoire européenne au 16e siècle, en Espagne. Arrivée d’Asie, elle était attachée au cou de ceux qui en avaient, c’est-à-dire, les rois et les nobles, et ne fut usinée qu’à partir de la fin du 18e. Un changement de mœurs, assurément, puisque la santé buccale n’était pas la force de nos ancêtres avant cette période. À 30 ans, Louis XIV était édenté du haut et Henri IV l’était complètement à 40 ans. De quoi faire tomber le plus grand roi de son trône quand on pense aux codes sociaux liés aux bouches d’aujourd’hui.
Dans les faits, il ne faut pas reculer bien loin pour se rendre compte que le sourire dents blanches, dit sourire dento-labial, apparaît en même temps que la société de consommation. Avant ça, sourire ne voulait pas dire la même chose. Sourire était mal vu, c’était le petit peuple, l’ivresse, la débauche, la relâche.
En 1970, un Français sur cinq possède une brosse à dents.
De nos jours, le beau sourire est devenu une exigence esthétique sociale et individuelle pour monsieur et madame Toutle-Monde : nous sourions beaucoup, nous voulons plaire, nous donner le plus de chances, nous mettre en scène en photos et vidéos et cette conception du sourire prend racine chez les idoles américaines portées à l’écran, de Marilyn Monroe à James Dean, il n’y a même pas 70 ans.
La loterie de la nature
Ce n’est pas donné à tout le monde d’avoir de belles dents. Plusieurs facteurs sont en jeu, comme l’éducation à l’hygiène buccale dès l’enfance, les habitudes de vie, l’accès aux soins dentaires, mais aussi la génétique. La cause des dentitions atypiques, avoir les dents croches, comme on dit, est le manque d’espace dans la bouche par rapport à la taille des dents de la personne. En termes savants : dysharmonie dento-maxillaire. Ce phénomène serait dû au métissage des populations. Plus une population est isolée et homogène, plus les dents vont être uniformes et belles. Plus de diversité veut dire plus de diversité de sourires, sans toutefois multiplier les standards de beauté. Le sourire dents blanches est encore celui qui est synonyme de bien-être, de liberté et d’opportunité d’ascension sociale.
Les belles dents : pas donné à tous
« J’ai l’équivalent du prix d’un chalet dans la bouche », « et moi, celui d’un condo », déclare Pierre Tougas, responsable du café de L’Itinéraire, et Josée Panet-Raymond, rédactrice en chef du magazine.
En effet, les soins dentaires, ça coûte cher ! Et pour ceux et celles qui n’ont pas les moyens de se les payer, les conséquences peuvent être dramatiques, pour leur santé, mais aussi pour leur estime de soi et leur cheminement personnel.
Les dentistes dans leur propre silo
Photo : FREEPIK
Mais pourquoi est-ce si cher d’aller chez le dentiste ? Tout simplement parce que « les dentistes ont des frais de fonctionnement élevés, les matériaux sont chers et les professionnels de la santé ont de bons salaires de manière générale », indique Christophe Bedos, professeur et chercheur à la Faculté de médecine dentaire et des sciences de la santé orale de l’Université McGill ainsi que directeur du Réseau de recherche en santé buccodentaire et osseuse, au Québec.
Tous ces coûts ont du sens. Le problème, c’est la couverture, estime le collègue de Christophe Bedos, le Dr Paul Allison, lui aussi professeur à la même faculté.
« Si on a un problème avec n’importe quelle partie de notre corps, autre que la bouche, on va aller à l’hôpital, le traitement va coûter cher, mais on ne le saura pas, car comme ça relève du système public, ce n’est pas l’individu qui devra payer de sa poche. Malheureusement, la grande majorité des soins dentaires, eux, sont donnés dans le secteur privé », explique le docteur.
Cette séparation entre la bouche et le reste du corps ne date pas d’hier. Depuis plus de 150 ans, les professions de dentistes et de médecins sont séparées, car les dentistes ont toujours voulu garder leur indépendance. Si les médecins n’ont éventuellement pas eu le choix de rejoindre le système public, même s’ils résistaient au lendemain de la fin de la Deuxième Guerre mondiale lorsque le gouvernement leur mettait la pression, les dentistes, eux, sont passés entre les craques, relate Dr Allison.
Christophe Bedos raconte qu’en 1969, à la création de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), les soins dentaires n’ont jamais été vraiment à l’ordre du jour. Ni les dentistes, ni les décideurs politiques, ni les organismes communautaires, ni la population, personne n’a fait pression pour qu’ils soient couverts et ainsi, ils sont « un peu passés à la trappe ».
Les deux professeurs de McGill s’entendent pour dire que cette séparation est insensée et que les soins dentaires devraient être incorporés dans le système public au même titre que le reste des soins de santé.
Après tout, comme le mentionne Dr Allison, les causes des problèmes dentaires sont les mêmes que toute autre maladie chronique.
« Une carie dentaire est causée par la consommation de sucre. La même consommation de sucre qui cause le diabète, l’obésité, les problèmes de cœur, les inflammations, etc. Alors, pourquoi séparer ? »
Aujourd’hui, la carie est l’une des maladies chroniques les plus répandues dans le monde et elle touche en plus grande partie les personnes en bas de l’échelle sociale, indique Dr Bedos.
Ainsi, les personnes qui n’ont pas accès à des soins dentaires, faute de moyens, endurent de grandes douleurs. C’est un problème direct pour elles, mais aussi un problème indirect pour le système, car « ces personnes, quand la douleur est trop grande, vont aller à l’hôpital, vont recourir au système public de toute façon, mais ne recevront pas les soins adéquats puisque le personnel médical ou infirmier n’a pas l’expertise pour ça et, de toute façon, ils devront voir un dentiste pour obtenir un vrai traitement », explique Dr Allison.
Photo : Gabriel Lavoie
Un problème dès l’enfance
Les enjeux liés aux dents chez les personnes défavorisées ne sont pas causés uniquement par une difficulté à avoir accès aux soins, mais aussi par un manque d’éducation qui devrait être comblé dès l’enfance ainsi que par certaines habitudes de vie néfastes. Certains des camelots de L’Itinéraire en témoignent :
« À la maison, quand j’étais jeune, personne ne m’a appris à me brosser les dents ou ne m’a parlé de l’importance de me brosser les dents. [ … ] C’est une fois placé en centre d’accueil qu’on m’a montré et obligé à me brosser lesdents », raconte Jean-Claude Nault.
« Je me suis fait arracher les dents à 14 ans. Je ne faisais pas attention. Toutes mes dents étaient pourries. Je ne me les brossais pas », indique pour sa part Jacques Bibaud, participant à la cuisine, à L’Itinéraire.
« Jeune, on ouvrait nos bouteilles de bière avec nos dents, ce qui a abîmé les racines de mes dents. Vers 35 ans, j’ai commencé à perdre mes dents, on les a arrachées une après l’autre, ça fait sept ans que j’ai presque pu de dents. Il me reste quatre dents en bas. C’est tout », confie Joseph Clermont Mathurin.
« À cause de la free base, du crack, mes dents sont abîmées, l’émail est altéré. Il est arrivé un moment dans ma vie où je consommais et n’avais plus d’émail pour protéger mes dents », nous dit Benoit Chartier.
Les programmes de promotion de la santé buccodentaire devraient cibler en priorité les enfants, croit Christophe Bedos, afin de prévenir les processus pathologiques qui sont cumulatifs et peuvent être irréversibles à l’âge adulte.
Les programmes de ce type qui existent présentement sont insuffisants, selon le docteur. Les caries sont encore un grave problème chez les enfants de familles défavorisées. Mais avant même de réfléchir au système de soins, il faut réfléchir de manière plus large au type de société que nous voulons.
« Si on veut lutter contre la carie dentaire, luttons contre la pauvreté. Essayons d’avoir une société plus égalitaire avec de meilleurs programmes sociaux », croit Christophe Bedos.
Une image de soi qui ne plaît pas
Photo : Gabriel Lavoie
Qu’on le veuille ou non, la société met beaucoup l’accent sur le paraître. Dans une étude portant sur comment les bénéficiaires de l’aide sociale perçoivent, vivent et améliorent leur santé buccodentaire, menée par Christophe Bedos avec ses collègues Alissa Levine et Jean-Marc Brodeur, le principal élément que les répondants mentionnaient quand on évoquait la santé dentaire était justement le paraître.
Selon cette même étude, le fait d’avoir de belles dents blanches était le facteur le plus important de l’apparence d’une personne. Elles peuvent refléter favora blement la personnalité de quelqu’un tandis que malgré nous, on risque de juger moins favorablement la personnalité de quelqu’un qui a les dents jaunes et croches. « Les dents blanches sont perçues comme le reflet d’une bonne hygiène et, plus généralement, comme un indicateur de soins personnels et de santé globale ; à l’inverse, des dents décolorées sont le signe d’une négligence de soi », peut-on lire.
Dans des contextes sociaux, les dents ont un rôle fort important. Que ce soit pour aller à un rendez-vous romantique, à un entretien d’embauche ou même pour aller visiter sa propre famille.
Un employeur ne sera pas tenté d’engager un candidat qui se présente avec des dents toutes noires, avance-t-on dans l’étude de Dr Bedos.
Plusieurs personnes ne vont même pas tenter leur chance par honte. « En effet, l’apparence dentaire insatisfaisante des participants a affaibli leur estime de soi, ce qui a limité leur capacité à être socialement et professionnellement actifs », lit-on dans l’étude.
Se crée ainsi un cercle vicieux. La pauvreté influence la mauvaise santé buccodentaire, qui à son tour renforce la pauvreté. Raison de plus, selon Christophe Bedos, pour presser les décideurs politiques à améliorer la santé buccodentaire des bénéficiaires de l’aide sociale afin de faciliter leur intégration socioprofessionnelle et donc, à terme, de lutter contre la pauvreté.
En attendant, le chercheur dit avoir observé beaucoup d’isolement et de repli sur soi chez les personnes aux sourires abîmés. Les conséquences sont très graves sur l’estime de soi et sur l’humeur, car les gens vont arrêter de sourire.
« Avant 33 ans, j’avais de belles dents blanches, naturelles. J’ai toujours souri. Quand j’ai commencé à perdre mes dents, une, puis une deuxième, j’ai arrêté de sourire. Les gens autour de moi me demandaient pourquoi j’étais toujours sérieuse. Quand tu fais des entrevues d’embauche – je faisais du théâtre – tu ne peux pas te permettre d’avoir des dents en moins. On me disait de ne pas m’en faire, mais je n’étais pas bien dans ma peau. Personne ne pouvait comprendre ce que je vivais par rapport à mon estime », révèle la camelot Manon Lagarde.
Le dentier : une fausse solution?
Pour régler les problèmes de dents qui affectaient leur confiance en eux, les participants à l’étude du Dr Bedos ont décrit une solution radicale ultime : l’extraction de toutes leurs dents restantes et leur remplacement par des prothèses dentaires. « L’évocation de cette procédure drastique témoigne du sentiment de fatalité ressenti par les participants face à leur propre impuissance à préserver leurs dents et leur apparence dentaire », peut-on lire dans le rapport.
Plusieurs camelots de L’Itinéraire se sont résolus à cette solution, mais les résultats n’ont pas toujours été convaincants. Notamment, ils sont nombreux à dire que leur dentier ne tient pas en place, qu’il est toujours en train de tomber. « Je leur ai dit un jour de m’arracher tout ça. Ils ne voulaient pas, ils voulaient toujours conserver la dent. J’haïs ça me faire jouer dans la bouche. J’ai des prothèses, mais je ne suis pas capable de les porter.
Quand on m’a arraché les dents, le dentiste a pris l’empreinte des gencives tout de suite après, avant la cicatrisation. Mon dentier ne tient pas. Ça fait en sorte que mes gencives sont vraiment maganées, mes dents du bas ne tiennent pas. Quand je bois une bière, du café, des liquides, le dentier tombe à chaque fois. J’ai beau mettre de la colle pour dentier, ça ne marche pas », raconte Benoît Chartier.
Manger devient un véritable défi. Benoît Chartier poursuit : « La conséquence d’avoir un dentier qui ne tient pas ? Je mange sans mas-
tiquer. Je coupe en petits morceaux les aliments et j’avale tout rond. Je ne peux pas manger tout ce que je veux. J’essaie de mastiquer, d’écraser la bouffe avec mes gencives pour avoir du bon manger, mais j’ai perdu le plaisir de manger. »
Et Jacques Bibaud ajoute : « Je ne peux pas manger de trucs très durs. Je ne peux pas tout manger en raison de mes dents. Et j’engraisse, parce que je ne mâche pas… » Encore une fois, la santé dentaire et celle du reste du corps sont reliées.
Bref, une mauvaise santé buccodentaire doit être considérée comme un problème grave selon les experts puisqu’elle dépasse les frontières du domaine dentaire, nuisant au reste de la santé physique, à l’estime de soi et à la santé mentale des populations vulnérables.
* Source : Marc Gérald Choukroun, La fabuleuse histoire du sourire. Les éditions de la Librairie Garancière, France, 2023, 304 pages.
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