Par Heather O’Neill
Traduction de I Remember, publié dans Tracés littéraires, 1er avril 2024
Je me souviens de l’époque où les hommes divorcés achetaient des lits d’eau. Ils avaient des moustaches et des poils sur le torse. Ils fixaient les miroirs au plafond et tombaient amoureux de filles de vingt ans qui travaillaient à l’épicerie.
Je me souviens de l’époque où les hommes portaient des habits couleur bourgogne pour aller travailler. Leurs cravates étaient couvertes d’images d’animaux sauvages. Leurs montres-bracelets en or sonnaient à chaque heure.
Je me souviens que les enfants s’asseyaient sur les perrons et chantaient ensemble les publicités de la télé. Les publicités pour le fast-food étaient très populaires. Il y avait des enfants sur chaque marche du perron. Vous deviez passer entre eux avec vos sacs d’épicerie pour entrer dans votre immeuble.
Je me souviens de l’époque où la fondue au fromage faisait fureur. Il y avait des publicités à la télévision. Vous pouviez appeler le numéro sur l’écran et on vous envoyait un caquelon orange.
Tout était de couleur différente. Les cuisinières étaient vertes et les réfrigérateurs pouvaient être jaunes.
Je me souviens de magnifiques chevaux mécaniques à l’extérieur des épiceries. Vous pouviez y mettre un vingt-cinq cennes dedans et il vous basculait en va-et-vient. Mais qui avait de l’argent pour ça ? Les enfants étaient fauchés à l’époque.
Je me souviens que les filles qui apportaient leurs animaux en peluche à l’école étaient déséquilibrées. Elles ne comprenaient pas la différence entre l’intérieur et l’extérieur. Leurs limites étaient floues.
Je me souviens que tout le monde savait faire le moonwalk, mais que personne n’arrivait à le rendre magique. Soit on naissait en sachant faire le moonwalk, soit on ne le savait pas. Ce n’était pas quelque chose qui s’enseignait.
Je me souviens de l’époque où l’on ajoutait des paillettes au vernis à ongles transparent. Les filles se passaient un flacon entre elles pour se peindre les orteils.
Je me souviens que les graffitis étaient des phrases qui s’enroulaient autour des bâtiments. Je me souviens que les graffitis étaient une sorte de poésie.
Je me souviens d’avoir attendu que mon visage apparaisse dans l’obscurité d’une photo polaroïd. Je ne reconnaissais jamais la personne qui apparaissait. C’était un fantôme de mon passé.
Je me souviens de la campagne de la guerre contre la drogue.
Je me souviens qu’il y avait des affiches représentant des poêles à frire avec des œufs dedans, sur lesquelles on pouvait lire :« Voici votre cerveau sur la drogue ». Je me suis dit que ce devait être un bon feeling de mettre son cerveau dans une poêle à frire avec du beurre et de le laisser cuire.
Je me souviens m’être demandé ce qui pouvait être pire, être kidnappée ou avoir son visage sur un carton de lait ?
Je me souviens qu’il y avait un parfum de folie dans l’air.
*
Je me souviens d’être arrivée seule dans un avion à Montréal à l’âge de sept ans. Je portais un manteau noir et une valise en vinyle. Je me souviens que mon père était un étranger. Je me souviens que je me demandais si j’avais été kidnappée.
Je me souviens de la sensation de me déshabiller dans les vestiaires du cours d’éducation physique. Et toutes les autres filles qui pointaient du doigt tous les bleus sur mon corps. Et j’étais contente qu’ils soient là. Parce qu’ils parlaient pour moi. Chaque ecchymose était un poème que je ne savais pas encore comment formuler.
Je me souviens d’être sortie en catimini de l’escalier de secours et d’être restée sur le trottoir. Toutes les lumières me donnaient l’impression d’être perdue dans une grande constellation d’étoiles.
Je me souviens qu’à huit ans, on m’a dit que je devais mériter ma place dans le monde.
Je me souviens avoir vendu des œillets provenant du dépotoir du cimetière. J’enveloppais les bouquets dans de vieux journaux et je les vendais dans la rue Sainte-Catherine à partir d’un seau.
La première chose que je me rappelle avoir volée était une barre de 3 Muskateers. J’ai alors appris que le chocolat volé avait meilleur goût. C’était un ingrédient secret.
Je me souviens d’avoir fumé une cigarette en bonbon et d’avoir eu le sentiment que ma journée avait été un succès.
Je me souviens que mon père aimait faire des siestes sur les bancs de parcs. Je me souviens de l’avoir croisé en rentrant de l’école et de l’avoir réveillé.
Je me souviens que mon père avait pris la télévision et l’avait jetée par la fenêtre. Je trouvais étrange qu’une télévision puisse se briser en plusieurs parties.
Je me souviens avoir demandé à mon amie du quartier si elle avait une idée de la manière dont je pourrais assassiner mon père. Je me souviens qu’elle a levé la main. Comme pour dire : « Je n’ai rien à foutre là-dedans ».
Je me souviens d’être allée en cour avec mon père. Je disais au juge que mon père était à la maison avec moi. Et qu’il n’était pas sorti commettre un crime. Et mon père me disait que j’avais du sang de fée irlandaise et que c’était pour ça que j’étais son porte-bonheur.
Je me souviens des blondes de mon père. Comment chacune d’elle s’assoyait à la table de la cuisine pour pleurer. Et je me souviens de leurs visages. Et comment leurs yeux prenaient des couleurs différentes sous l’effet des larmes.
Je me souviens que les yeux bleus de sa blonde Vicki se sont transformés en une couleur de bleu que je n’avais jamais vue que sur les cartes postales de Grèce. Peintes sur les murs des restaurants grecs.
Je me souviens avoir regardé mes propres yeux dans le miroir lorsque je pleurais. Parce que j’y voyais une mer étrange. Avec un bateau rempli d’orphelins debout sur le pont, avec du vomi sur leurs bottes et des lèvres roses rendues encore plus roses par le soleil.
Je me souviens qu’à cet âge-là, j’avais des secousses après avoir pleuré. Même si je n’étais plus triste, mon corps tremblait.
J’avais une amie qui était capable de se forcer à pleurer. Elle pleurait à tous les bons moments.
*
Je me souviens du sentiment de ne pas avoir de mère. Qu’il n’y avait personne pour m’aimer. Et le sentiment que je n’ai pas été mise sur terre pour être aimée inconditionnellement. Je me souviens de l’étrangeté de ce chagrin d’amour.
Je me souviens de ne pas avoir trouvé d’autres enfants orphelins de mère dans le voisinage. Mais j’ai trouvé ces enfants dans les livres. Et ils partaient pour de grandes aventures.
Dans ces livres, on pouvait être élevé par des singes, des loups ou des ours. Et c’étaient des compagnons si intelligents.
Je me souviens qu’il y avait un buisson d’herbe à chat au coin de notre rue. Il y avait toujours des chats couchés sur le dos, défoncés. Ils m’invitaient en chuchotant de passer du côté sauvage.
Ils n’étaient pas de bons parents de substitution.