Joséphine Bacon est « survivante d’un récit qu’on ne raconte pas », celui des pensionnats autochtones. De son Nitassinan natal jusqu’à Montréal, elle dit n’avoir que le rire et les mots à partager. Ceux-là mêmes qu’elle a reçus de ses aînés lorsqu’elle a vécu avec eux, à l’intérieur des terres, dans le Nutshimit. Depuis, elle se fait un devoir de partager leur histoire, leur amour de la terre et de leur langue, l’innu-aimun.

Cette poésie, cette parole de fierté (kashekau-aimun), c’est un peu le même sentiment que l’on ressent après une première chasse dont le produit doit être partagé avec toute une communauté. Avec Je m’appelle Humain, derrière la caméra de la réalisatrice abénakise Kim O’bomsawin, on suit Joséphine Bacon sur les traces de Papakassif, le maître du caribou, dans le Nutshimit. Et, dans son dernier recueil Nin Auass / Moi l’enfant, elle nous invite à retrouver nos rêves d’antan. En entrevue pour L’Itinéraire, nous lui avons suggéré de nous parler de ces mots qui font sa vie, de ces maux qu’elle garde en elle. Un peu comme si elle nous offrait quelques poèmes inédits…

Nutshimit

L’intérieur des terres. Nutshimit, c’est un mot qui ne peut pas prendre la forme du possessif. Je le dis en innu-aimun, mais je ne peux pas le dire en français. Je lui appartiens au départ, c’est elle qui me soigne, me nourrit et me fait rêver. Je ne dis pas « ma terre » ou « ma réserve ». Nutshimit n’a pas besoin d’être possédée, mais a besoin qu’on soit en harmonie, car quand on est en harmonie avec Nutshimit, elle reconnaît le son de tes pas.

Tout cela je l’ai appris avec les aînés, en les enregistrant quand ils me parlaient de leur vie de nomade et en les accompagnant dans leurs récits et j’ai fini par y aller dans le Nutshimit et j’ai compris pourquoi ils l’aimaient autant.

Un jour, assise avec la vieille Marie-Louise, je lui ai demandé ce qu’elle choisirait entre sa vie dans le Nutshimit et sa vie dans la réserve. Sais-tu ce qu’elle m’a répondu? Le Nutshimit. Il existe un endroit à Natashquan pour les Innus, à l’intérieur des terres, où le saumon retourne à son lieu de naissance. Ils parviennent à en avoir suffisamment pour retourner à leur lieu de chasse. Même si Arthur Lamotte avait nolisé un avion pour les y amener alors qu’il était en tournage, la vieille Marie-Louise, à 96 ans, est partie comme ça se passait dans le temps, à pied (rires). J’avais une photo d’elle et tu la vois à la deuxième chute, bien accroupie sur ses genoux avec son chapeau perlé, son foulard et son baluchon. Si tu voyais cela… Ce n’est pas moi, mais ça aurait pu l’être si j’étais née dans ces années-là. Je la regardais et le bonheur se lisait dans ses yeux. C’était comme son ultime retour.

Même si je vis en ville, une partie de moi est dans le Nutshimit. Vois-tu comment je suis heureuse quand je parle de la vieille Marie-Louise? Les aînés sont avec moi et je suis avec eux, même dans une grande ville comme Montréal. Je n’ai qu’à fermer les yeux pour me sentir avec eux et les entendre. Où que je sois, je suis quand même et de façon figurée dans le Nutshimit parce que je suis habitée par tous ces gens qui y vivent et qui m’ont redonnée, qui m’ont tout donné finalement. Ils m’ont donné leur vie en me la racontant, ils m’ont donné la vie de Nutshimit. Je les ai écoutés, retranscrits, traduits, enregistrés pendant 50 ans. C’est comme si j’avais été nomade avec mon cœur, mon âme et ma tête avec eux, même si physiquement je suis sédentaire.