Francis Ouellette vient du Faubourg à m’lasse de Montréal. Il y a vécu plusieurs vies avant d’atteindre 45 ans, en toute improbabilité. Il a essayé très fort de ne pas être auteur.
Il a donc été loadeur de trucks, clown, père Noël de centre commercial, commis de club vidéo, agent de sécurité, éducateur en garderie, scénariste frustré de bande dessinée, poète raté, critique de cinéma mort à l’arrivée, pour finalement s’occuper (plutôt bien) de distribution de films avec la compagnie FunFilm.
Il a remporté deux fois le prix de la création Radio-Canada dans la catégorie Récit, ce qui lui a donné le coup de pied au cul nécessaire pour écrire son premier roman, Mélasse de fantaisie*.
Coup de coeur de la rédaction de L’Itinéraire, nous avons demandé à l’auteur d’écrire un conte du Nouvel An dans nos pages. Il nous offre ici un chapitre supplémentaire et exclusif de ce premier roman à haute saveur autobiographique, où le lecteur est plongé dans les milieux populaires et ouvriers du Centre-Sud de Montréal des années 70.
* Tiré de la biographie de l’auteur
La dernière frigolinade
Assis sur un banc du Parc Bellerive, le vieux Frigo regarde la lente progression des banquises sur le fleuve Saint-Laurent. Il plisse les yeux. Dans sa tête, le tableau prend les airs d’une marche militaire de marsouins qui écarte une valse de baleines à bosses. L’image lui semble comique et ça lui fait échapper un rire dans la salive de sa bouche grande ouverte. Il tousse, s’étouffe un peu dans ses glaires, renifle, fait passer le mucus dans sa gorge et crés ben qu’il crache un tir d’obus de morviat en ligne drette, à cinq mètres de distance, facile. Ah ben verrat ; il est encore capable ! Merci mon dieu qu’il se trouvait pas de moineau dans sa trajectoire, ça aurait ben arraché la tête du pauvre ti-pitte !
Il scrute le ciel nocturne avec une expression aussi hagarde que tendre. Il soupire. La voûte céleste de décembre est dans sa plus souelle robe de soirée, crinolinéaire et frous-froussarde. Les faisceaux lumineux de la Place Ville-Marie sont là qui te la full-ospot comme si c’était Alice Roby qui débarque au Copacabana. La soirée est pas trop frette. Il y a même un petit fond chaud dans l’air. Frigo garde une partie de ce petit fond-là en dedans de lui; ça va peut-être servir plus tard. Il se remémore qu’il a déjà couché dehors à des températures infiniment plus raides que ça, à pareille date.
Asti qu’il est pas ben du tout assis sur ce banc. N’eût été de la grande fissure entre les planches où s’encastrait obstinément sa fesse droite, Frigo serait resté icitte pour une petite secousse de plus. Il y a d’autres bancs dans le parc qui sont bens corrects pour s’asseoir dessus mais c’est celui-là que ça lui prend. C’est son meilleur spot pour virer vers l’échangeur des souvenirs. En plus, drette comme il est là, à soir, sa mémoire roule à 140.
Frigo se souvient que quand il était flo, juste devant lui, il y avait des marins qui remontaient vers le Faubourg à m’lasse, les vendredis. Ils venaient égrainer leurs trente cennes au snack-bar Grondin et Fils. Ils allaient là faire des gajures en jouant au pinne-bar. Les plus péteux de broue se tortillaient le derrière jusqu’au restaurant Douce France, rue De La Gauchetière. Peu importe le niveau de raffinement des gaillards et leurs préférences en termes d’affaires qui sont bonnes à se mettre dans yeule, tout ça finissait ben par finir à la fameuse Taverne du coin, entre chiens sales et loups de mer, coin sud-est de Dorchester et Wolfe. Juste en arrière de lui, Frigo se rappelle de la ruelle éternelle où les vidanges proliféraient, jadis. Là-dedans, on trouvait un vieux matelas fameux qui servait à jouer à la lutte. Les dimanches après la messe, Ti-Paul Régimbald pis lui se garrochaient sur le ring. Ti-Paul faisait toujours le méchant. Il grognait comme Killer Kowalski et Frigo devenait Johnny Rougeau. Frigo gagnait à tous les coups. Il savait ben que Ti-Paul se laissait perdre. Il connaissait la lutte et il avait de la classe, Régimbald.
La fesse droite de Frigo commence à l’élancer. Ça le dérange et ça fait gricher ses souvenirs.
Énéwé…
Faudrait ben se grouiller un peu.
On est le 31 décembre au soir et il s’est mis sur son 36 parce que la belle Mercedes l’a invité à souper chez elle pour la veillée. Frigo sent que son heure est proche. Demandez-y pas comment ou pourquoi il sait ça. Il le sait. C’est de même pis c’est toute. Il est un peu triste de s’en aller mais t’sais, il est brûlé. Frigo ne veut plus coucher dehors ni en dedans. Il veut juste se coucher une dernière fois. Ou alors, se réveiller dans un ailleurs qui lui a échappé toute sa vie.
Les nuages toussent une p’tite crisse de bruine gossante. Frigo veut pas trop mouiller son beau linge. C’est sa chum Josette Ouellette qui lui a trouvé son kit au bazar du sous-sol de l’église Saint-Vincent de Paul. Avec une belle cravate toi, chose ! Depuis trois jours, il dort dans une des sheds du HLM où Josette habite. C’est pas la première fois qu’elle lui arrange un petit coin là-dedans. Quand il fait trop frette dehors, il peut se rendre au sous-sol du bloc appartement où elle reste, au 2410 Logan. Elle lui a donné un double de la clé de cadenas de sa shed et dedans, entre les boites de cartons, les sacs noirs et les vélos, il y a un lit de camp où il peut passer la nuit. À toutes les fois, elle lui laisse là un pyjama, des débarbouillettes, une serviette, un savon pour se laver dans le cygne de la salle de lavage à côté des hangars et du screening pour se faire une brassée. Aussi, un sandwich toasté aux bananes ou au paris-pâté et des goglus avec un Seven-up flat, pour l’aider avec ses brûlures d’estomac. Deux règles à respecter pis c’est toute : partir tôt le matin avant de se faire pogner par un locataire et aller chier-pisser-vomir dehors, plus jamais dans le cygne. Elle est smatte pareil, c’te femme là. Après le party à Mercedes, Frigo se dit que ça va être une bonne affaire d’aller passer sa dernière nuit sur terre dans shed à Josette.
Il se lève et ses genoux craquent tellement fort que ça lui rappelle le bruit que ça faisait quand la grosse grue jaune lâchait un crisse de massif charroyage de canisses, pas loin d’icitte. Toutes les fois, il faisait le saut. Frigo s’arrange le linge et se réaligne l’amanchure vers le bas après s’être gratté les gosses. Son pantalon propre pique un peu. Il remonte vers la rue Dufresne. Il pense au quartier de son enfance qu’il a vu disparaitre boutte par boutte, comme la santé de sa pauvre mère. Elle arrivait plus à vendre ses produits Familex, vers la fin. Elle a pas fait long feu après leur déportation vers le Centre-Sud, qu’elle continuait obstinément à appeler le Faubourg à m’lasse.
La mâchoire de Frigo lui faisait mal. Ça lui rappelait encore les deux pires volées qu’il a mangé dans sa vie de vagabond stationnaire. La première, elle est venue d’un bum d’en haut de la côte pis de sa gang. Frigo se souvient pas vraiment de ce qui lui a valu la volée. Jean-Claude Morel, un ouvrier du boutte qui restait pas loin, sortait de chez eux pour aller au dépanneur quand il est tombé face à face avec la rixe. D’habitude pas mal plus d’adon à protéger les nécessiteux, il l’était pas pantoute c’te foislà. Maudit Morel à marde. La deuxième mornifle fut si intense qu’elle lui faisait encore mal. Courtoisie de Marco Macro, le gros gras de chum italien à Chantale Choquette. Frigo était avisé de ne plus aller la voir dans son logement. Paraitrait qu’il la dérangeait dans son travail. Il s’était fait varger dessus pas pour rire. Les blessures de c’te fois-là avaient jamais vraiment guéries.
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