Mélissa a reçu 1 800 $ d’amendes en quelques minutes pour un 3,50 $ de titre de transport impayé ; une interaction policière qui a dégénéré. Annie Archambault, elle, a présenté sa pièce d’identité 340 fois à la demande de la police en cinq années d’itinérance, sans raison apparente.
Sonder les gens de la rue sur leur relation avec la police, c’est entendre de nombreuses histoires de répression cachée : agression non verbale, insultes, démantèlement, déplacement d’un quartier à un autre, etc. « On ne peut pas la documenter », précise Céline Bellot, directrice de l’Observatoire des profilages et professeure à l’École de travail social de l’Université de Montréal. Ce n’est pas pour rien que des acteurs du milieu communautaires rêvent d’une ligne d’intervention psychosociale civile 24/7 pour répondre aux 30 000 appels, rien qu’à Montréal, liés à des situations de crise sociale que le 911 relaye au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM).
Annie Archambault a été en situation d’itinérance de 2013 à 2018. Elle est aujourd’hui intervenante de proximité à Montréal. Elle s’est fait connaître du grand public pour ses publications sur les réseaux sociaux et ses interventions médiatiques portant sur les enjeux liés à l’itinérance.
Annie Archambault : le point de non-retour
Avant de connaître l’itinérance, je n’avais pas une image si négative des policiers. Mes premiers contacts avec eux ont commencé lorsque je vivais de la violence conjugale. C’était souvent répétitif : j’allais porter plainte, on me demandait pourquoi je ne partais pas. Eh bien, une fois partie, c’est là que je me suis retrouvée à la rue, en situation d’itinérance cachée, comme beaucoup de femmes. J’y suis restée cinq ans et je n’ai jamais été arrêtée pour avoir commis une infraction, ni eu de charges criminelles. Pourtant, j’ai vécu des arrestations traumatisantes qui ont à jamais changé mon regard sur leur manière d’intervenir dans la rue.
Police de quartier
Le poste de police de quartier me connaissait. Je traînais mes sacs partout, j’étais souvent avec d’autres personnes en situation d’itinérance. La police venait, un peu trop souvent, me demander comment j’allais, si j’étais correcte. Je ne cherchais pas son aide ; je ne sentais pas de bienveillance. C’était plutôt de l’ordre de la surveillance et du renseignement. Ils n’avaient pas de raison de venir me voir aussi souvent.
Un jour, mon père n’avait plus de nouvelles de moi. Il s’inquiétait. Je comprends, mais ce n’est pas une obligation en vertu de la loi de donner des nouvelles à ses parents. Quand je les ai croisés, ils m’ont annoncé qu’ils devaient m’embarquer puisqu’ils avaient une P38* contre moi. Ils m’ont amenée à l’hôpital et, quelques minutes plus tard, j’en sortais, décentralisée, à 50 minutes de marche du quartier où je vivais. Ce sont une dizaine d’autos de police qui m’ont réveillée le lendemain matin. Le groupe de policiers m’a expliqué qu’ils devaient m’amener à l’hôpital pour la même raison : une P38 contre moi. Il faut croire qu’ils n’avaient pas eu le message de leur collègue la veille. Après 40 minutes de discussion et le spectacle des gyrophares attirant bien des curieux, ils ont admis s’être trompés, se sont excusés et sont partis.
Peu de temps après, alors qu’il pleuvait fort, des policiers dans une voiture m’ont invitée à m’y mettre à l’abri. Je ne savais pas que je n’en sortirais pas aussi facilement. Les portes barrées, j’ai paniqué. La crise. Ça s’est terminé en sac de patate sur le dos d’un policier, un sac anti-crachats sur la tête et j’ai terminé sur une civière, à plat ventre, direction l’hôpital. Le plus traumatisant ? Ayant été agressée sexuellement dans le passé, le fait d’être positionnée sur le ventre m’a fait perdre le contrôle. J’implorais qu’on me vire sur le dos, traumatisée, sans succès. Un point de non-retour était en train de se créer.
Après ces épisodes, je suis partie du quartier. J’étais devenue trop spottée. Ils ont gagné, en quelque sorte. J’ai bougé au centre-ville. Une toute autre game m’attendait.
Quand ça devient normal
Noël 2017. J’achète des cigarettes avec une carte prépayée. La transaction est approuvée, mais au moment de partir, le patron du dépanneur informe son employé qu’ils n’acceptent pas ce type de carte. La situation a vite escaladé : j’argumente en brandissant mon reçu et mentionnant que la transaction est approuvée. Le patron me traite vite d’itinérante et me prend par les cheveux en me poussant hors du commerce. J’imagine qu’à ce moment de mon itinérance, j’avais plus la gueule de l’emploi, disons. Un agent de sécurité s’est joint à mon plaidoyer, mais rien n’y fait.
La police arrive. J’avais espoir qu’elle défende ma cause puisque c’est pour cette raison qu’elle a été contactée. On m’a amenée dans la salle de bain, ils m’ont donné des coups de pied. Je leur disais, naïvement, d’arrêter parce qu’il y avait des caméras et blablabla. Ils me disaient : « Qui va te croire, regarde-toi et regarde-nous ? » Tu te sens seule au monde, surtout qu’une fois retournée à la ressource d’hébergement où je restais temporairement, les intervenantes m’ont lancé, comme si ça arrivait chaque jour : « Tu sais Annie, pour ce genre de situation, il y a la Clinique Droits Devant… » À l’époque, j’étais choquée. Aujourd’hui, moi aussi, en tant qu’intervenante, j’offre cette réponse sur le même ton.
La police avec un grand P
À cette époque, je ne comprenais pas la culture policière, j’étais trop occupée à survivre. Tu n’as pas le temps de faire des plaintes dans cette situation, crois-moi. C’est au compte-gouttes que j’ai compris ce qu’était la police. C’est ce qui explique pourquoi aujourd’hui j’ai une opinion tranchée sur la police. Quand on me demande d’être conciliante, mon cœur est fermé.
– Les propos de ce témoignage avec Annie Archambault ont été édités à des fins rédactionnelles.
* La Loi P38 permet de priver temporairement une personne de sa liberté dont l’état mental présente un danger pour elle-même ou autrui.
Vous venez de lire un extrait de l’édition du 15 mars 2025.