Il y a 35 ans, mon amie Cristina me proposait d’être la marraine de son enfant à naître. Flattée, j’ai spontanément accepté. Cependant, les responsabilités qu’un tel rôle impliquait m’effrayaient un peu. Dès que j’ai rencontré mon filleul, Victor, toutes mes appréhensions se sont dissipées : j’ai immédiatement su que nos liens, nous les tisserions ensemble et que ça serait du solide ! Ce fut bien le cas, jusqu’au 7 février dernier, jour du décès de mon Victor.

Quand j’ai appris que le 100 % camelots de 2024 aurait pour thème l’héritage, j’ai pensé y publier l’allocution que j’ai prononcée lors des obsèques de Victor parce que j’y témoigne de ce qu’il a apporté à son entourage tout au long de son existence. La voici donc :

Je saisis l’occasion qui m’est offerte aujourd’hui pour vous dire à quel point être la marraine de Victor tenait du privilège. Je me permettais toujours d’être moi-même, avec lui, certaine qu’il acceptait toutes les dimensions de ma personnalité.

Lors de son baptême, les autorités religieuses m’ont octroyé un « diplôme de marraine », comme je m’amusais à l’appeler. Ce document expliquait en quoi consistait mon rôle : veiller à l’éducation de mon filleul, l’édifier, en quelque sorte. À la lumière de ce mandat, Victor était pour moi tout un parrain !

J’adorais la compagnie de Victor, son intégrité, l’activité débridée de son cerveau, sa vision originale du réel. Sa générosité, aussi. Je me rappelle une de nos sorties, révélatrice de cette qualité. Nous marchions sur Sainte-Catherine quand un jeune homme nous a demandé de l’argent. Victor lui a immédiatement tendu un billet de cinq dollars, tout ce qu’il avait sur lui, ai-je découvert un peu plus tard !

Nous nous sommes bien amusés, ensemble. Quand ses fantômes (les entités malveillantes dont ses maladies mentales peuplaient son monde) allégeaient leurs mauvais traitements, Victor goûtait bravement la vie. Laissez-moi vous raconter une anecdote témoignant de la force si inspirante de son caractère. Je gardais Victor et sa sœur alors qu’ils étaient encore petits. Attablés tous les trois, nous nous apprêtions à attaquer nos soupes. Sarah et moi avons commencé à manger. Victor, immobile, observait avec intensité sa pitance. Quand je lui ai dit : « T’as pas faim, mon Victor ? », il m’a répondu : « Je me fais du courage ». Comme Mafalda, il n’appréciait pas la soupe, apparemment ! Je l’entends encore prononcer ces mots. Prémonitoires, s’il en fut ! Victor a toujours eu besoin d’un courage phénoménal pour traverser le temps.

Victor améliorait les gens qui avaient la chance de le fréquenter. Dorénavant il vivra, grâce à son legs, au cœur de tous ceux qu’il a aimés, inconditionnellement.

Merci, mon Victor, mon ami à la vie, à la mort.

Je vous souhaite de rencontrer un jour un humain de la trempe de Victor et de vous ouvrir sans retenue aux bienfaits de vos échanges. Qui sait quel impact votre relation aura dans l’histoire des générations futures ?

Vous venez de lire un extrait de l’édition du 15 mai 2024. Pour lire l’édition intégrale, procurez-vous le numéro de L’Itinéraire auprès de votre camelot ou abonnez-vous au magazine numérique.